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LA LANGUE TECHNIQUE DES AFFAIRES (table ronde) :

Intervention de Charles de BEL-AIR, Professeur de russe, chargé d'un cours de tchèque auprès de I'Association France-Tchécoslovaquie à Paris

Tradition et novation dans la langue tchèque


Le combat que nous menons tous, respect, défense et illustration du français dans tous les domaines de l’activité humaine, est, de longue date, le combat des "petits peuples" de l’Europe centrale. Ce combat se poursuit aujourd’hui chez les Tchèques et les Slovaques.

Je demande que l’on me pardonne si dans ce court exposé je m’en tiens à la composante tchèque de ce qui constitue encore aujourd’hui, mais pour peu de temps, la République fédérative tchèque et slovaque dénommée plus communément Tchécoslovaquie.

Permettez-moi de rappeler qu’il y a tout juste deux siècles l'"éveilleur" tchèque Josef Dobrovský, adepte d’un rationalisme éclairé, publiait son Histoire de la langue et de la littérature tchèques. Bien que désireux de faire renaître la langue tchèque en en montrant toute la richesse et la beauté, Dobrovský publia son ouvrage en allemand car il visait un large public, souvent germanophone et, de surcroît, il était persuadé que la langue tchèque était inapte à rendre la pensée théorique et des concepts scientifiques.

Avant lui des grammairiens, des lexicographes tchèques s’étaient appliqués à épurer la langue de tous ses apports étrangers en tentant d’imposer des équivalents tchèques qui ne s’avérèrent pas tous très heureux. Dans la première moitié du XIXème siècle, le philosophe Josef Jungmann, par ailleurs traducteur talentueux de Chateaubriand, Milton et Goethe, préféra puiser dans la langue ancienne et, quand il le fallait, emprunter aux dialectes tchèques et aux autres langues slaves, notamment le polonais et le russe, conservant au tchèque son caractère slave. C’est ainsi que le tchèque possède infiniment moins de termes étrangers dans son vocabulaire scientifique que, par exemple, le russe.

Ce nationalisme ombrageux fut poursuivi tout au long de la période communiste pour des raisons purement idéologiques. N’est-il pas curieux d’observer que les Français parlent, ou ont parlé, de perestroïka, incapables semble-t-il de trouver un équivalent (reconstruction) alors que les Tchèques n’ont toujours dit que přestavba ?

Je voudrais aussi rappeler le respect qu’ont les Tchèques de la langue dont l’emprunt est issu : toutes les personnes qui ont voyagé en Tchécoslovaquie ont lu sur des pancartes les mots centrum et muzeum. D’après les règles tchèques ces mots, terminés en consonne dure, devraient être masculins. Ils sont en fait neutres car ils sont neutres en latin et, mieux encore, la désinence -um du nominatif latin disparaît aux autres cas. Le même traitement est appliqué aux emprunts que le tchèque a fait au grec.

Il y a donc chez les Tchèques un double souci : d’une part préserver le caractère tchèque de la langue, ses traits nationaux, qui sont qualifiés chez les Slaves de národní (qui appartient à la Nation et au peuple) ou même de náš (notre), et d’autre part de bien marquer la distance devant l’emprunt étranger.

Trois ans après la Révolution de velours et à la veille d’un divorce annoncé qu’on dit devoir être également de velours, ce bel équilibre risque de se voir brisé. On assiste en effet présentement à un déferlement de termes étrangers, essentiellement anglo-américains, dans tous les domaines de l’activité économique, notamment à travers ce que je persiste à nommer la réclame, terme auquel je tiens tant il me semble bien correspondre à ce qu’il est chargé d’évoquer.

Pour illustrer mon propos, je citerai les mots et expressions suivants en les regroupant au sein de trois catégories :

1) Respect de la langue (que j’ai nommé plus haut nationalisme ombrageux)

On a choisi l’équivalent tchèque quand il existait ou bien on a créé un calque, le plus souvent d’une expression allemande :

grand magasin : velkoprodejna, obchodní dům

centre commercial : nákupní středisko

libre service : samoobsluha

co-entreprise : společný podnik

coopérative : družstvo, družstevní podnik

culture d’entreprise : podniková kultura

publipostage : pošta

économie de marché : tržní hospodářství, mais de plus en plus maintenant tržní ekonomika

nationalisation : znárodnêní

2) Tchéquisation tendant à donner une apparence tchèque à un emprunt étranger, car on va le décliner comme tout mot tchèque selon le modèle auquel il se rattache grammaticalement :

bourse : burza

distribution : distribuce

économie : ekonomika (concurrent du terme tchèque hospodářství) franchisage : frančiza, licence

mercatique : marketink (remplacé désormais par marketing)

parraineur : sponzor

parrainage : sponzorování

tendance : vývojová tendence

tenante : holdingová společnost

manageur : manažer, souvent qualifié de moderní

restitution (des biens précédemment nationalisés) : restituce

privatisation : privatizace

investissement : investice

subvention, subventionnement : dotace, dotovátní

3) Emprunts directs qui subiront une tentative d’appropriation car ils vont eux aussi se décliner comme les mots chèques auxquels on peut rattacher chacun d’eux grammaticalement :

duty free shop, car obchod s bezcelním zbožím ne s’est pas imposé

raider

venture capital

leasing, mot présentement très utilisé

et même dealer pour le tchèque obchodník

Comme on pouvait s’y attendre, c’est dans le domaine des techniques électronique et informatique que l’on trouve le plus grand nombre d’emprunts anglo-américains bien que les Tchèques aient trouvé un mot pour ordinateur (počitač) alors que les Russes, pour leur part, ne connaissent que kompjuter.

Pourquoi cette avalanche actuelle d’emprunts directs ? Pourquoi cette apparente coupure avec la tradition tchèque de purisme ? On peut mettre en avant des raisons d’ordre psychologique et économique :

Désir de rejeter le passé communiste en changeant ses références afin d’éviter le discrédit attaché au mot considéré comme porteur des valeurs rejetées. Ceci est encore plus vrai pour la langue russe aujourd’hui.

Désir de faire "moderne", de montrer qu’on est capable, même quand on est un petit pays, de se moderniser et de rejoindre les grands. Cela relève parfois bien sûr d’un snobisme qu’on ne s’efforce même plus de dissimuler.

Soif de s’ouvrir, de connaître enfin et de jouir sans entraves de ce dont on a été frustré, de ce qui était il y a peu de temps encore dévalorisé, diabolisé, condamné, interdit.

Manque de moyens : tout est à reconstruire y compris l’économie et consacrer une partie de ses forces à des problèmes de vocabulaire n’est pas considéré pour le moment comme une tâche prioritaire.

Manque de temps : on va au plus pressé. Avant de penser à la défense ou à l’enrichissement de sa langue on s’approprie le domaine technique ou économique convoité mais en même temps le vocabulaire étranger afférent à chacun de ces domaines.

Conclusion

Par notre exemple, par notre dynamisme, par le respect que nous ne cesserons de porter à notre langue, par nos succès et aussi bien sûr par l’intérêt que nous porterons à leurs affaires et à leurs besoins, nous pouvons aider les Tchèques à prendre conscience de l’ardente nécessité de préserver leur identité. Nous devons aussi, avant qu’il soit très tard, trop tard pour nos intérêts nationaux, aller vers les pays tchèques, et pourquoi pas, slovaques.

On vient de nous dire que la mercatique est la culture de l’autre. Je fais mienne cette belle formule et je tiens à vous faire connaître que j’ai déjà le plaisir d’avoir comme auditeurs de mon cours hebdomadaire public de langue tchèque deux fonctionnaires du ministère français du commerce extérieur. Je souhaite que ces deux hirondelles fassent notre printemps en pays tchèques, car cela est essentiel pour la renaissance de notre langue dans ces régions et pour la pérennité de notre influence.

C’est le souhait le plus ardent que je forme aujourd’hui devant vous tous, rassemblés ici à l’occasion de la cinquième Journée du français des affaires.

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