ACTUALITÉ ET PROSPECTIVE :

Intervention de Claude CHOLLET,
Directeur général des Laboratoires Beaufour - IPSEN International

Les Français croient qu'ils parlent le français parce qu’ils ne parlent aucune langue étrangère. Cette citation de Tristan Bernard, bien entendu, c’est la définition de la mauvaise francophonie, celle que nous ne retiendrons pas. Et je sais qu’il y a dans la salle des élèves de terminale G et des TS, ne vous faites pas d’illusions : si vous voulez faire du commerce international, vous le ferez en français, mais il vous sera indispensable d’apprendre non pas une langue étrangère, mais au moins deux langues étrangères, et d’en avoir une pratique courante.

Maintenant, si nous avons écarté une fois pour toutes cette mauvaise définition de la francophonie, la francophonie qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ça sert vraiment à quelque chose dans le monde des affaires, ou est-ce que c’est un luxe inutile ? Pour le praticien des affaires que je suis, le français, ou plutôt la francophonie, peut être un outil de vérification de la communication : cela peut sembler un peu abstrait, mais je rentrerai dans le concret avec un exemple ; c’est une base de recrutement, et c’est enfin une base d’influence.

La vérification de la communication : il y a trois ans, j’étais en Corée pour la première fois, avec comme projet à moyen terme de créer une coentreprise avec une société coréenne. J’ai donc rencontré un certain nombre de Coréens. Ma pratique du coréen est relativement limitée, et j’ai, au bout d’un certain temps, identifié une entreprise qui me semblait à peu près convenable. Je rencontre donc le président, qui était aussi le propriétaire de cette société, qui, lui, ne parlait que le coréen. II fallait donc trouver un média, ou un médiateur, et la personne de la société parlant le moins mal possible l’anglais. Cette personne était un Indien, ce qui est une étrangeté en Corée. Donc, à ma gauche nous avions le Coréen, au milieu, cet Indien qui parlait le coréen et l’anglais, et moi-même m’exprimant dans une langue qui n’est pas ma langue maternelle. Au bout de quelques mois de conversation dans différents voyages, j’ai compris que nous tournions en rond. Je me suis donc tourné vers mon banquier, et je lui ai dit : "Vous n’auriez pas par hasard dans vos employés coréens quelqu’un qui parlerait le français ?" Ma banque c’était l’Indo-Suez. Il m’a dit : "Si, on a ça. Adressez-vous à Monsieur Hu." J’ai donc été voir Monsieur Hu, qui avait vécu deux ans en France, qui parlait bien le français, qui comprenait la mentalité française, et je suis retourné voir mon président propriétaire avec Monsieur Hu, sans intermédiaire. Et là, tout a changé. Tout d’un coup, on s’est compris, parce que Monsieur Hu parlait en coréen à ce monsieur, il me traduisait en français, nous n’avions pas de tierce langue au milieu. Vous connaissez le dicton : "traducteur = traître". Il y avait là peut-être une trahison, mais il n’y en avait pas deux. L’espace francophone, ce Monsieur Hu parlant le français, m’a donc servi de vérificateur, et j’ai pu comprendre que ce qu’on s’était dit au cours des 6 mois ou des quelques années précédentes, finalement il y en avait 50 % qui étaient passés par-dessus bord parce que la communication se réalisait par une langue tierce.

La francophonie c’est aussi une base de recrutement. J’étais en février de cette année en Bulgarie. Sofia, février 1991, ce n’était pas tout à fait un climat enthousiasmant. Pas d’essence, pas de voitures dans les rues, des coupures d’électricité une heure sur trois, réunions dans les ministères avec des lumignons ou des lampes à huile. Et comme ma pratique du bulgare est à peu près aussi brillante que celle du coréen, j’avais besoin d’un interprète. Je me suis donc adressé au Ministère de la Santé, qui m’a fourni une interprète, une pharmacienne bulgare, qui s’exprimait parfaitement en français. Et puis j'ai trouvé qu’elle s’exprimait tellement bien, que je lui ai posé la question à mon départ, en lui disant : "Mais la Bulgarie va bientôt s’ouvrir vers la privatisation, est-ce que vous ne voudriez pas quitter le Ministère et travailler pour une société privée française ?" Et quand je suis revenu au mois de juin, elle a accepté; et depuis le mois de septembre, elle fait partie de Beaufour - Ipsen. Elle a suivi un stage en français, en France, au siège, et vous ne pouvez pas vous imaginer combien le fait d’avoir une Francophone simplifie les choses pour une société française.

Troisième exemple : la francophonie c’est aussi une base d’influence. J’étais il y a quinze jours à Moscou. Moscou en ce moment, c’est le flou dans l’incertain, ou le contraire, comme vous voudrez. Quand vous voulez rencontrer un fonctionnaire, ce n’est pas très facile, ils sont tous sur des sièges éjectables, ils ne savent pas ce qui va se passer dans quinze jours, dans trois mois, et ils ne sont pas forcément enthousiastes pour rencontrer des interlocuteurs étrangers. Il fallait absolument que je rencontre l’acheteur soviétique ou ex-soviétique, dont je savais qu’il allait devenir dans les semaines ou les mois à venir, l’acheteur russe. Cet homme s’était fait porter pâle. Il était officiellement malade. Comment le rencontrer ? Et je me suis souvenu qu’il y a deux ans, dans un congrès, j’avais rencontré une pédiatre russe francophone, avec laquelle j’avais sympathisé simplement parce qu’elle parlait le français. J’avais encore son numéro de téléphone, je l’ai appelée, et cette dame entre temps était devenue vice-Premier ministre du gouvernement russe. Elle se souvenait de moi. Elle m’a dit: "je vais m’occuper de votre affaire". Je l’ai rencontrée à la Maison Blanche, là où Boris Eltsine avait rameuté ses troupes lors du putsch. Elle a décroché son téléphone, elle a appelé cet homme chez lui, qui tout d’un coup n’était plus malade, et je l’ai rencontré le lendemain à onze heures. Ce qui prouve que le français peut parfois aussi servir directement de levier.

Ces quelques exemples, pour montrer que la communauté francophone et la connivence francophone ne s’exercent pas uniquement dans le monde francophone immédiat, elles s’exercent aussi dans des pays comme la Corée, la Bulgarie, la Russie, qui ne sont pas des pays francophones dans une très large proportion. Et si j’employais le mot de connivence, c’est je crois, la meilleure définition que je puisse trouver de l’état d’esprit commun entre ces personnes et moi-même. Et j’ai eu la curiosité de regarder ce matin dans mon Littré à connivence, et j’ai trouvé l’adjectif connivent, qui est employé en botanique au sens de "qui se touche par la racine sans se souder" ; sans se souder, en gardant ses différences, mais qui se touche par sa racine. Je crois que c’est une bonne définition de la francophonie. Je vous remercie.

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