LES ENTREPRENEURS DU DÉVELOPPEMENT :

Intervention de Pierre-Noël DENIEUIL, Chercheur au CNRS,
Laboratoire de sociologie du changement des institutions

Les cultures de l’entreprendre, la régulation de l’individu et du collectif

J‘évoquerai ici la question des conditions de la réussite entrepreneuriale, et je vous propose un voyage rapide dans l’univers d’entrepreneurs tunisiens et haïtiens. Je veux rappeler combien l’entrepreneuriat a été influencé par la capacité, ou la difficulté, du milieu à "porter" le développement. J’inscris ce milieu par référence à la culture, entendue comme l’ensemble des ressources collectives, valeurs, comportements marquant l’appartenance à une communauté de référence.

Nous savons dans la généralité, que certains systèmes de régulation sociale et sociétale sont plus favorables que d’autres à l’entrepreneuriat tel que nous le connaissons.

À Sfax en Tunisie par exemple, monter son entreprise permet de montrer aux "autres" que l’on est "un cœur vaillant", de se faire reconnaître et d’accéder ainsi à une place dans l’ordre de la société sfaxienne. En ce sens la formation sur le tas, la mise à son compte, et l’indépendance professionnelle sont maintes fois préférées au salariat ou à l’administration représentés par les entrepreneurs comme une dépendance, voire une entrave à la création industrielle. Dans d’autres contextes sociétaux, le processus est quasiment inverse.

Ainsi en Haïti, l’entrepreneuriat ne s’impose pas comme une distinction sociale et ne jouit pas des mêmes images valorisantes. Avoir une "place", c’est plutôt rentrer dans le groupe, et éviter ainsi de se particulariser, de s’individualiser, ou de rechercher un profit personnel stigmatisé par la collectivité. Les travaux communautaires ruraux, dans les associations de travail, s’imposent par exemple comme un retour à une solidarité de revanche, et l’intérêt privé sera alors considéré comme une volonté d’échapper à sa condition d’Haïtien, d’où la pression exercée sur l’individu par les valeurs du groupe, ou encore les valeurs positives accordées à l’instruction collective, ou à la condition de salarié.

Ces modes de régulation de l’individu par référence à son groupe d’appartenance sont des constructions historiques et culturelles. Pour simplifier, nous dirons qu’en Tunisie, particulièrement à Sfax, s’impose le poids d’une sagesse populaire en prise sur une éthique de l’initiative qui valorise le voyage, le goût du commerce, puis la désaffection du travail sous les ordres par référence aux risques possibles que cela pourrait impliquer : vendre sa personne, renoncer au principe de "l'aziz", c’est à dire de liberté et de dignité.

En Haïti les conditions sont différentes, l’entrepreneur est entraîné dans une logique socioculturelle où tout choix est un choix obligé et où l’individu n’est pas en position de s’auto-déterminer. Bien plus, "s’imposer" consistera avant tout à s’affranchir d’un contexte : la vision vaudou de l’existence repose sur une contestation du monde présent que le vaudouisant ne reconnaît pas comme le sien, et dans cette vision l’Afrique y est présentée comme le lieu imaginaire où le monde prend naissance, donc hors de la condition présente en Haïti. On est ici comme le dit la sagesse populaire haïtienne, dans un pays de "calbindage", c’est-à-dire de compromis.

Je suis donc parti de ces exemples pour montrer que chaque société peut développer des systèmes de régulation plus ou moins propices au fait d’entreprendre. Revenons à Sfax. Sfax est une ville d’environ 500 000 habitants aux portes du sud côtier de la Tunisie. Les statistiques officielles recensent en 1991, en plus d’une forte industrialisation sauvage qui échappe aux évaluateurs : 2 230 entreprises privées, dont 804 dans le textile, 520 dans l’agro-alimentaire, et 270 dans la mécanique-électricité, et seulement 5 entreprises publiques, essentiellement dans le secteur des phosphates. Le tissu industriel sfaxien constitue d’après les recensements de 1991, plus de 20 % du tissu industriel national. La mortalité des entreprises y est extrêmement faible : sur un ensemble de 1 500 entreprises et 230 huileries, 76 avaient été recensées en difficultés, et 40 auraient été sauvées (cf. les chiffres donnés par M. Fackfack).

La caractéristique de Sfax est son industrialisation interne, certains ont dit "rampante" (cf. Moncef Bouchrara), bâtie à partir d’une interdépendance des secteurs industriels qui se reproduisent eux mêmes à l’aide de leurs propres ressources. Expliquons nous : les capitaux de l’industrie sfaxienne sont privés à 86 % ; ils proviennent pour une partie importante de l’activité oléicole, et à 48 % du secteur industriel, par réinvestissements ou par participations dans d’autres branches industrielles.

D’autre part, la position géographique de Sfax, entre terre et mer, sa tradition historique de résistance aux envahisseurs, son éloignement du pouvoir central de Tunis, son développement précoce, aux 17ème et 18ème siècles, du commerce avec le Levant, le rôle de l’oléiculture, de l’agriculture et du travail arboricole, ont favorisé une relation de fermeture de la région sur elle même devenue une sorte de pompe aspirante de son arrière-pays. Cette fermeture fut évoquée par les Sfaxiens dans nos entretiens, comme un élément positif de développement, un stimulant de l’innovation, et non un frein, car ce repli sur soi aurait été favorable, d’une part à une importante organisation collective, sous-tendue par un fort sentiment d’appartenance à la ville, et d’autre part à une forte autonomie de chacun des Sfaxiens occupé à se faire une place dans un climat de rareté et d’isolement.

Pour illustrer cet effet stimulant du groupe sur les dynamiques individuelles de l’entrepreneuriat de Sfax, j’évoquerai rapidement trois points développés plus amplement dans mon ouvrage (Cf Les entrepreneurs du développement. L’ethno-industrialisation tunisienne, la dynamique de Sfax, Paris, L’Harmattan, 1992).

Le premier concerne la cohésion des réseaux, voire des clans qui traversent la ville, en tant que soutiens à la volonté d’entreprendre. La plupart des entrepreneurs ont eu recours à l’aide d’amis, pour le fonctionnement de machines, la fourniture de pièces détachées, la participation aux premières commandes de leur entreprise. Citons de même la solidarité familiale, l’association entre père et fils, entre frères, entre frère/père/oncle à Sfax, en tant que système de survie et de maintien chez les petits entrepreneurs, et en tant que courroie de transmission chez les grandes familles, tel ce clan sfaxien qui créa tour à tour une minoterie, une usine de trituration de la semoule, puis une société de production et d’impression d’emballages alimentaires. Ces ressources des réseaux ont bien entendu une histoire. Les investissements commerciaux et entrepreneuriaux de Sfax correspondent à des participations familiales dans l’achat de maisons, de boulangeries, d’huileries, de terres agricoles.

Insistons enfin sur l’inter-connaissance des entrepreneurs. Les recrutements s’effectuent souvent en déclinant le nom de la recrue dans le périmètre géographique sfaxien. "Quand je recrute, je m’assure quel est ton nom, qui est ton père, ta mère, ton frère". La circulation des hommes gère ici la circulation matérielle (Heni), c’est à dire que la place sur la partition sociale est au moins aussi forte que celle accordée à la compétence. On se fait une place par son nom, beaucoup plus qu’un nom par sa place. Cela renvoie aussi certainement à la représentation positive des relations interpersonnelles dans la société tunisienne, et à la sagesse populaire qui valorise les relations de sang, comme support des solidarités, l’appartenance l’emportant sur le savoir, l’identité du groupe court-circuitant parfois l’autorité hiérarchique de l’entreprise.

Le deuxième point concerne l’innovation. L’innovation à Sfax entraîne la concurrence qui à son tour, stimule l’innovation et engendre une dynamique industrielle renforcée par le fait que les petits artisans occupent souvent le même marché que les moyennes entreprises. Les artisans imitateurs, ayant moins de taxes et échappant au système d’évaluation fiscale, poussent ainsi les entrepreneurs à abandonner leurs créneaux pour en développer d’autres: "Mais on est concurrencé. Il faut avoir un autre métier comme je l’ai fait pour les landaus, et je les ai laissés là à d’autres. Ça stimule le développement, c’est un catalyseur, les gens imitent de façon incroyable, c ‘est un défi pour eux. Si vous mettez 5 tourneurs sur une pièce. il va y avoir une concurrence implacable pour qui va arriver à trouver une solution. C’est pour eux un gain moral important". On peut donc à ce propos parler d’une éthique de l’imitation, où la fragilité même de la position de l’innovateur va stimuler sa création. Ainsi, une quantité de petites innovations, de minuscules performances technologiques, contribueront à renforcer les filières techniques. On se situe donc ici dans une conception du progrès non linéaire, non causaliste, qui naît de la diversification, d’une accumulation par juxtaposition beaucoup plus que par la réussite en continu de quelques individus qui dessineraient les contours d’un paysage industriel. L’indicateur du développement et d’un certain degré de réussite des entreprises est ici moins la trajectoire d’individus ou d’entreprises particulières, que les entreprises dans leur ensemble et le milieu porteur comme structure entrepreneuriale.

Le dernier point important traite de cette dynamique entrepreneuriale que j’ai nommée "autonome" car contribuant elle-même à sa propre reproduction. La petite taille des entreprises favorise une formation très polyvalente des apprentis, et les transforme en un laboratoire d’initiation à la petite production privée, en tant que lieu de reproduction sociale du milieu de leur patron. Les apprentis connaissent les réseaux de fournisseurs, de sous-traitants, apprennent à en apprécier la clientèle, et acquièrent de ce fait un avantage réel sur les apprentis formés dans le secteur industriel. Par la suite, la mise à son compte dans une entreprise de même taille. donc reproduisant ce type d’entrepreneuriat, s’en trouve facilitée.

De même autre caractéristique de la dynamique sfaxienne, cette démultiplication des petites et moyennes entreprises est alimentée par le secteur structuré ou moderne que beaucoup quittent pour s’installer dans la petite initiative privée. On se situe à cet égard à l’opposé des flux constatés par exemple sur le marché africain, où les acteurs du petit secteur privé sont souvent des autodidactes ou des marginaux. On enregistre par contre à Sfax un passage du secteur structuré au secteur non structuré : les capitaux accumulés dans les grandes entreprises du secteur public (la compagnie des Chemins de Fer et la compagnie du Gaz par exemple), sont souvent mis à profit et rentabilisés par l’entrepreneur pour se mettre à son compte.

D’autre part, dans le cas d’entreprises plus importantes, le développement s’effectue sur le mode de l’extension et de la complémentarité. Citons par exemple ce fabricant de filets de pêche qui, au lieu d’agrandir son unité de production, va créer simultanément un société de pêche en mer, puis monter par la suite une entreprise de congélation de produits, et décidera enfin de fabriquer lui même des congélateurs : il possédera ainsi l’ensemble de la chaîne industrielle qui se rattache à son activité initiale. Ce phénomène ne s’explique pas seulement par l’étroitesse du marché économique. Il constitue bien plus une des manifestations évoquées précédemment, de l’autonomie sfaxienne.

Je voudrais conclure, puisqu’il est ici question de la langue. ce que j’ai nommé la culture proverbiale. Lors des entretiens effectués auprès des entrepreneurs, beaucoup répondaient en citant des proverbes. Le langage utilisé était là encore un langage de référence collective, parce que le proverbe est une façon de situer son expérience personnelle par rapport à une coutume, par référence à ce que d’autres font et à ce que l’on doit faire dans le cadre d’une tradition et d’une transmission.

Pour terminer, je proposerai donc à la méditation collective quelques uns de ces proverbes qui illustrent mon propos. Par exemple. dans le domaine de la valorisation de l’action dans la société tunisienne : "Sois capable et la richesse viendra", ou "Dieu déteste l’inactif’. Dans le cadre du refus de s’associer et donc de la volonté de travailler seul : "I'âme qui est en propriété commune meurt de ses blessures". Dans le domaine de la concurrence: "Concurrence et ne soit pas envieux", "Celui qui est de ton métier est ton ennemi". Le sens du commerce et du travail en relation avec l’étranger : "On ne devient homme qu'en s’éloignant pour des lieux où l’on est étranger". Le sens de la famille et son rôle dans l’esprit d’entreprise : "Une goutte de sang vaut mieux que mille amis" (Pour d’autres méditations en ce sens, je vous renvoie à la postface sur ce thème "Sfax, mythes et réalismes", écrite par Riadh Zghal, à mon ouvrage "les entrepreneurs du déveIoppement", auquel vous avez bien voulu attribuer votre "Mot d’Or" dont je vous remercie infiniment).

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