CONSTRUIRE ET DIFFUSER LA LANGUE :

Intervention de N’Tolé KAZADI, Chargé du patrimoine linguistique à I'Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT)

Je n’ai pas, vous vous en doutez, l’expérience de M. Sieffert et de M. Favier, pour vous donner quelques anecdotes personnelles qui feraient autorité, mais je vais commencer par une anecdote, qui va peut-être nous permettre de déboucher sur ce que nous faisons à l’Agence.

Il y a 4 ans, je me trouvais à un colloque en Italie, organisé par la Fondation Rockfeller, réunissant des chercheurs et des responsables venant des États-Unis, d’Angleterre, de France et d’Afrique. Et les organisateurs de cette rencontre avaient bien fait, je pensais, parce qu’il y avait au moins une demi-douzaine de francophones, de faire venir des États-Unis trois jeunes Africains qui étaient dans des centres d’apprentissage du métier de traducteur et d’interprète, pour qu’ils puissent servir justement d’interface entre le locuteur de l’anglo-américain et le locuteur du français. Ce qui a fait notre surprise, c’est que seules les communications de Francophones venant d’Afrique étaient en français, et la communication de deux Francophones de France était en anglais. Et ils ont parlé en anglais pendant toute la période du colloque ; nous étions gênés vis-à-vis des Américains, c’était vraiment déconcertant pour nous.

Alors cela m’a permis de mener une réflexion qui m’a conduit à cette constatation : il y a, au sein de la francophonie, deux attitudes contradictoires. Avec la langue française, vis-à-vis de nous-mêmes, et à l’intérieur de la francophonie, il y a des rapports de sacralisation, la langue est déjà là, au sein de la francophonie, on l’accepte comme elle est, elle est voulue, elle s’installe, il n’y a pas de problème, ça c’est une attitude ; l’autre, c’est que vis-à-vis de l’extérieur en tant que francophones, il y a une attitude de renoncement, et c’est pour cela que je parlerai beaucoup plus du français en francophonie, c’est-à-dire d’une autre attitude vis-à-vis du français à l’intérieur de la communauté francophone.

Je suis chargé, comme M. Lauginie vous l’a dit, du patrimoine linguistique. C’est une lourde tâche que de parler du patrimoine linguistique vis-à-vis des principes mêmes qui gouvernent l’action de la francophonie en la matière, parce qu’on considère qu’il y a le français, qui est la langue commune à une population estimée à 380 millions de personnes environ. Il faut dire que cela représente 8 % de la population mondiale. Cela représente 12 % du produit intérieur brut mondial et 20 % du commerce. Alors pourquoi construire une langue dans ces conditions ? Pourquoi parler de la langue française dans ces conditions, en présence de groupes de population parlant diverses langues, mais dont les États, dont le passé historique a désigné le français comme langue commune, langue d’intercommunication, langue de compréhension culturelle. Et c’est une langue d’échange également, et commerciale. C’est pour des raisons techniques, parce qu’évoluant dans un monde qui change à la vitesse qui nous a été décrite tout à l’heure, il faut que le français s’adapte.

Et j’exclus là complètement, la raison qui veut privilégier justement la détermination de la francophonie, à affirmer et à développer la langue française dans le monde comme étant une sorte de combat frileux en face du siège qui nous est donné par l’anglo-américain. Nous avons décidé de construire à l’intérieur de l’Agence de coopération culturelle et technique, qui est l’opérateur principal des décisions des sommets de chefs d’État et de gouvernements de la francophonie, la langue française, et en même temps de nous assurer que cette langue va évoluer sur les bases qui continuent de former l’alliance entre elle-même et les autres langues, les langues de la francophonie. Ça, c’est l’ouverture interne. Parce qu’en fait, ce qui est important, ce n’est pas le fait seulement qu’un certain nombre de pays, 40 ou un peu plus, aient adopté le français comme langue commune, mais c’est aussi le fait que dans ces pays il y a des populations qui parlent d’autres langues, et on ne peut arriver à bien asseoir le français en tant que langue d’intercommunication que dans la mesure où l’évolution du français tient compte de l’évolution des langues qui existent déjà dans ces pays. Alors la politique de la construction du français à l’Agence, par la décision prise au sommet de Paris en 1986, est de mettre en place justement une orientation appuyée sur une politique de développement du français par son industrialisation.

Le retard qu’accuse le français par rapport à l’anglais dans le domaine de l’industrialisation, c’est-à-dire dans le domaine de la capacité de la langue à utiliser ou à être utilisée par les moyens informatiques pour résoudre la plupart des problèmes de notre vie actuelle, ce retard est considérable. Alors il y a, soit la possibilité de se dire : parce que déjà l’anglais développe tous les outils, à quoi bon ? Parce que c’est un peu ce qu’on remarque, on dit : "on n’a déjà pas assez de moyens pour faire face à cette situation, mais parce que les outils sont là, produits dans l’anglais, nous les utilisons", soit de se dire qu’on mène justement là un combat pour se placer pour l’avenir.

Ce que disait M. Favier, il y a quelques instants. Ce que nous avons décidé à l’Agence, c’est d’abord de faire prendre conscience de ce retard, de ne pas évoluer dans une attitude où on se dit: "nous parlons français, c’est déjà suffisant, mais parce que les outils sont là, les outils techniques, technologiques, nous les utilisons", en oubliant, ou en essayant de se dire que ces outils nous rendent service, à partir du moment où ils nous rendent service, nous n’avons pas besoin de fournir des efforts parce qu’ils sont là. Et nous avons décidé de faire prendre conscience d’abord à ce niveau, qu’il faut industrialiser la langue française, il faut lui donner la force nécessaire pour qu’elle puisse résoudre nos problèmes quotidiens grâce à ces outils, comme l’anglais le fait, et comme l’anglais laisse tomber sur nous chaque jour des moyens nouveaux pour résoudre ces problèmes, qui sont des problèmes qui se posent à nous en tant que locuteurs du français.

Alors quel est le rôle que les hommes d’affaires que vous êtes, peuvent jouer dans ces domaines précis ?

C’est justement ce que nous posons comme problème, et nous avons pour cela la mise en place des observatoires des industries de la langue, orientés justement vers ce développement du français, et qui doivent regrouper des chercheurs, des hommes d’affaires, pour que la langue puisse être utilisée par l’outil informatique pour résoudre les problèmes de chaque jour. Et cela pour plusieurs raisons.

Je ne parlerai pas, je ne suis pas très au courant de ce qui se fait dans les affaires puisque je ne suis pas hommes d’affaires, mais je prends un cas aussi simple que celui de la culture. Je prends le cas du développement des industries culturelles, terme qui n’est pas encore totalement passé, je ne sais pas ce que disent les spécialistes en terminologie et je ne sais pas s’il est déjà officialisé, mais c’est un terme que nous utilisons beaucoup, celui des industries culturelles.

Aujourd’hui les industries culturelles sont totalement dominées par l’informatique, qu’il s’agisse du livre, du cinéma, qu’il s’agisse de tous les autres moyens, l’informatique est présente, l’informatique domine, et quand on voit la chose de près, 80 % des outils qui sont utilisés à la production et au développement de ces industries, sont des outils qui nous viennent surtout des États-Unis. Or, un des principaux objectifs que se fixe justement la francophonie, c’est d’établir une intercompréhension, d’établir un échange mutuel entre toutes les populations de la francophonie à travers la langue française.

Et si la langue française ne peut déjà pas nous assurer d’être le support dans un futur lointain, un véhicule efficace, de ces éléments culturels qui font l’âme justement d’une culture que nous nous efforçons de reconnaître comme francophone, dans la mesure où ces peuples ont décidé de communiquer à travers la langue française, je vois qu’il y a là un danger qui nous interpelle tous : les hommes d’affaires que vous êtes, vous pouvez également nous aider à surmonter, justement grâce au développement de la langue française, grâce à l’outil informatique. Alors, les industries de la langue doivent-elles se développer seulement pour le français ?

Je parlais d’une ouverture tout à l’heure. Les industries de la langue ne doivent pas se développer seulement pour le français, mais également pour toutes les langues de l’espace francophone. Au sommet de Dakar en 89, les chefs d’États ont pris la résolution de mettre en place un plan d’aménagement linguistique de l’espace francophone. Cette décision est fondée sur les principes contenus dans la déclaration des chefs d'État et de gouvernements de pays ayant imposé l’usage du français, déclaration adoptée à Québec en 87, qui incite à une solidarité, à une coopération, et à une compréhension mutuelle basées sur le respect des traditions pour tous les peuples de l’espace francophone, et surtout en vue du développement.

Et le plan d’aménagement de l’espace francophone, dont il est question depuis 89, vise ce que j’ai appelé tout à l’heure l’alliance du français et des autres langues de la francophonie, et vise surtout son développement. Je suis sûr que la francophonie dans l’état actuel des choses, constituée en grande partie par des pays qui ne représentent pas la puissance du Japon, parce que nous avons beaucoup entendu parler du Japon, par des pays qui ne représentent pas du point de vue de vos affaires une potentialité qui mériterait justement qu’on y accorde de l’importance, qu’on accorde par exemple à la langue au Japon, mais il est un fait, comme j’ai évoqué tout à l’heure, c’est que nous faisons partie d’une communauté et là, il y a le fait que nous avons décidé de communiquer par une langue commune et de tenir compte également qu’à l’intérieur de cet espace, il y a d’autres langues qui sont parlées. Et l’essentiel pour nous, c’est d’abord de nous rendre compte que le français, en se développant dans une perspective d’alliance avec les autres langues, constitue un interface nécessaire entre les populations parlant des langues différentes, mais qui font partie d’une communauté, et celles qui ne parlent que cette langue. Et même au-delà, le français devenu outil efficace peut faire justement œuvre d’interface entre des populations parlant des langues autres, mais faisant partie de cette communauté, et les autres populations, pourquoi pas les Japonais ou les Anglo-américains et les autres populations à travers le monde. Donc cette alliance dont je parlais entre le français et les autres langues de la francophonie, dont nous essayons de renforcer la réalisation au niveau de l’Agence, ne peut reposer justement que sur des outils qui doivent être la formation, des outils qui doivent être la mise en commun de moyens de développement, des outils qui doivent être le passage ou le profit que peuvent tirer ces langues du développement du français lui-même. Et ce développement, nous l’envisageons à travers les actions qui sont menées par la Délégation générale à la langue française, par l’Office de la Langue Française au Québec par exemple, par d’autres offices qui seront créés dans les pays du sud, justement pour en même temps aider à conforter, à construire le français ensemble, à travers notamment la terminologie, et à travers l’apport culturel dans cette langue qui va circuler à travers le monde entier.

En abordant le problème terminologique, je ne peux m’empêcher de revenir sur l’ouverture que la langue française doit opérer dans d’autres pays que les cultures du sud. Depuis plusieurs années, des chercheurs linguistes, du nord comme du sud, ont entrepris des études sur la particularité du français à travers l’Afrique, et à travers le monde. Et déjà il y a un an, ils sont arrivés à quelques résultats. Il s’agissait de faire un répertoire des termes utilisés en français, mais qui sont propres à l’Afrique, ou propres à la Belgique, au Québec, à la Suisse. Certains d’entre eux ont eu le bonheur d’être intégrés au Trésor général de la langue française. Le problème est resté beaucoup plus posé en ce qui concerne les particularités du français d’Afrique. Ce que ces chercheurs du nord comme du sud ont exigé, c’est que de plus en plus, ils effectuent cette ouverture et qu’on prenne en compte les particularités du français du sud dans le Trésor général de la langue française. Il est heureux de constater de plus en plus que cela est chose faite, parce qu’on voit que dans les appendices de certains dictionnaires, dans la dernière édition du Robert par exemple, il y a justement un appendice consacré aux particularités du français du sud. Mais l’important là-dessus, c’est quoi ? C’est dans la construction que nous faisons de la langue française, c’est d’amener tout le monde à participer à la construction d’une langue qu’il considère comme langue commune. Nous avons réalisé des enquêtes dans certaines villes africaines il y a quelques années. Parmi les questions que nous posions, il y avait celle-ci qui était simple, on l’a posée à tout le monde, à tous les niveaux, à des locuteurs du français : "Pensez-vous que le français est une langue africaine ?" Et de manière tout à fait surprenante, nous sommes arrivés par des statistiques qui sont publiées aujourd’hui, à des réponses du type: pour 25 % de nos interrogés, le français est une langue africaine. Pour des raisons diverses, mais dont la dominante était : parce qu’il est parlé par des Africains. Tout simplement. Je crois qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de critères suffisants pour déterminer à partir de quel moment telle langue appartient à tel peuple. Et cela suffisait simplement pour justement valider ces 25 % d’Africains qui pensaient que le français était une langue africaine. C’est pour cela que la construction du français, l’enrichissement de la langue, comme je l’ai dit, devaient se faire par tous les francophones ; n’oublions pas que nous sommes dans une communauté qui s’est définie d’abord comme une communauté culturelle : nous voyons déjà derrière ces échanges culturels, nous ne pouvons pas ne pas parler des affaires parce qu’il y a, comme je l’ai dit, les livres, il y a la télévision, il y a la radio, il y a tous les autres moyens qui permettent d’échanger nos éléments culturels qui sont des éléments qui relèvent totalement des affaires dont vous vous occupez. Et moi je peux vous dire, au nom de l’Agence, que nous sommes tout à fait heureux de constater l’initiative prise par l’Association justement, qui promeut cette activité du français des affaires, et surtout de constater que dans l’épreuve pour LE MOT D’OR, depuis deux ans, les candidats en français des affaires doivent également proposer les meilleurs équivalents dans leur langue quand ils auront trouvé les mots français qui conviennent. Je vous remercie.

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