LA MERCATIQUE, C’EST D’ABORD LA CULTURE DE L’AUTRE :

Conférence de Joël LÉAUTÉ, Consultant à la Banque Mondiale

Je voudrais simplement apporter un témoignage, sous forme d’une brève anecdote, sur une opération de mercatique d’un type particulier.

Fin 1987 et début 1988, je me suis rendu en Tunisie à la demande de la Banque Mondiale, pour expertiser et aider l’administration tunisienne à mettre en place une réforme du système des taxes sur le chiffre d’affaires proche de notre TVA.

Dans ces circonstances, la tendance est toujours, trop quelquefois, de proposer des systèmes inspirés de ceux que l’on connaît bien soi-même et qui ont déjà donné des résultats positifs. C’est toujours très périlleux si l’on ne prête pas suffisamment attention au contexte économique local. On ne peut jamais transposer purement et simplement un système d’un pays à un autre.

Je m’étais donc fortement documenté sur les particularités de l’économie tunisienne et après un peu plus d’un mois d’analyse sur le terrain, j’avais soumis à l’administration fiscale et au ministre des finances tunisien une trentaine de recommandations susceptibles d’améliorer leur dispositif.

L’une de celles-ci, sans doute la plus mineure, concernait le régime des petits redevables.

Dans la réforme envisagée, il était prévu, pour les petits contribuables, de reconduire un régime forfaitaire, hérité de l’ancienne législation.

Or, cet impôt forfaitaire était d’un rendement dérisoire (0,09 % de l’ensemble des impôts indirects) et en plus était largement fraudé et incontrôlable. Et même si on avait pu lutter efficacement contre la fraude (de l’ordre de 3 à 4 fois les montants déclarés), l’incidence budgétaire serait demeurée quasiment nulle.

Aussi avais-je proposé d’abandonner purement et simplement l’imposition de cette catégorie d’assujettis. Je pensais que cette exonération recevrait un appui populaire d’autant plus grand qu’elle toucherait un nombre relativement important de contribuables (environ 55 000 d’après mes estimations) qui n’apportaient qu’une faible contribution globale au budget de l’État, mais par contre étaient très présents dans le tissu économique local.

Quelle ne fut pas ma surprise de voir le ministre lui-même et ses conseillers s’opposer à cette mesure. Le seul argument invoqué était que "cela ne pouvait pas passer dans la mentalité tunisienne" mais il paraissait rédhibitoire.

Que des contribuables refusent une exonération totale me paraissait bien éloigné de ce que j’avais l’habitude de rencontrer...

Je n’insistais pas, mais dès le lendemain, je décidais de passer ma journée chez les petits commerçants des quartiers populaires d’EI Menzah.

Et là, après quelques verres de thé aux pignons, j’ai compris : partout, la réponse a été la même. À chaque fois que je leur demandais s’ils n’aimeraient pas être totalement exonérés d’impôt, il me montraient du doigt, souvent encadré et accroché au mur de leur boutique, sous l’effigie de leur président, un petit document rose ressemblant à une vignette : leur certificat d’immatriculation fiscale, leur fierté d’être un citoyen reconnu par l’État, même si leur contribution était des plus modestes.

Ma culture ignorait le bonheur d’être contribuable. Je l’ai appris en Tunisie. Les petits commerçants tunisiens ont gardé leur régime forfaitaire.

La mercatique des organismes internationaux aussi ne peut pas se passer de la culture de l’autre.

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