Les défis d'un membre de l'APFA dans son entreprise


Je suis ici pour apporter un témoignage d'entreprise sur la pratique du français dans la vie quotidienne des affaires au niveau international. Je travaille dans un groupe industriel d’origine française, spécialisé dans les matériaux de construction, multinationale qui a 15 000 personnes dans 12 pays. Je n’ai pas pensé que ça apportait quelque chose à l'exposé de donner le nom de mon groupe, sinon pour lui faire une publicité, mais je suis plutôt ici à titre personnel qu'en tant que représentant de ma société. Si toutefois quelqu’un pense que ça aurait un intérêt de donner le nom, je le donnerai, mais ça ne me paraît pas nécessaire.

Dans une entreprise multinationale, à l'heure actuelle, soyons clairs, ce n'est pas toujours drôle d’être membre de l'APFA, parce qu'on est soumis à des contraintes ou des remarques. Alors, pour illustrer ce propos, j'ai trouvé dans le journal d’avant-hier un petit dessin sur le sommet de la Francophonie qui disait : "Que raconte-t-on sur ce sommet ?" Et le personnage répond: "Tout a été O.K. paraît-il, très cool et sans stress, je m'étonne que la télé n'ait pas passé ça en prime time et que ça n'ait pas fait la cover story des news magazines, c'était pourtant un must." Bon, alors moi j'ai aussi des choses comme ça tous les jours. J’ai des collaborateurs qui m'envoient un "draft", au lieu d’un brouillon ou d’un projet, et qui me parlent de "joint venture", mais tout ceci vous le connaissez aussi bien que moi. Il faut le subir ou réagir.

Donc, comment dans une entreprise peut-on réagir, je dirai sans faire des vagues, ce qui relèverait ou qui serait considéré comme une position dogmatique et finalement insupportable ? C'est de ça que je voudrais vous parler, avec deux grandes lignes directrices :

- L'organisation d’un groupe, comment peut-elle être influencée ou tenir compte des problèmes de la langue et du français ?
- Deuxième point : les relations interpersonnelles.
- Il y a une autre raison pour laquelle je ne voulais pas citer le nom de ma société, c’est que j’ai l’intention d'être assez spontané et de raconter, brièvement, mais de raconter quand même des petites aventures personnelles qui m'amusent un peu.

Dans l'organisation d'un groupe, je pense que l’on ne peut pas prendre le problème du français de manière très quotidienne et au jour le jour. Vous avez évoqué tout à l'heure le fait que les jeunes dans l'Éducation nationale étaient la semence à long terme pour avoir une utilisation du français satisfaisante. Et bien, si du jour au lendemain on me demande de régler un problème entre l'anglais et le français, il est possible que les choses soient trop implantées pour pouvoir le régler, alors, quelle est la solution qui me semble indispensable ?

C’est d'avoir une vision au moins à moyen terme. C’est-à-dire qu’au niveau du recrutement, bien sûr je parle pour une société d'origine française qui souhaite faire fleurir le français, avoir une politique de recrutement des cadres et employés à moyen terme. Il est clair que tous les cadres qui sont employés dans mon groupe, je parle des cadres mais également de certaines catégories du personnel, sont réputés être bilingues anglais, et à mon avis, et c'est le propos que je tiens à la direction des ressources humaines de mon groupe, le salarié trilingue, c’est-à-dire anglophone et francophone plus sa langue d’origine quand il s'agit bien sûr d’un pays étranger, est actuellement à mon avis le gage d’une ouverture culturelle beaucoup plus large que le salarié simplement bilingue anglais. Il est souvent aussi d'un milieu familial plus cultivé, il a des traditions, et à mon avis il fait partie d’une élite locale. Donc, mon propos est de dire à notre direction des ressources humaines : "Embauchez donc à coup sûr des trilingues, vous ferez une bonne affaire, c’est à mon avis certain."

- Il faut évidemment qu'il y ait une politique de la société à cet égard. S'il n’y a pas cette politique, on se trouve ensuite devant des impossibilités et on doit, faute d’avoir raisonné à long terme, utiliser l'anglais pour résoudre un problème donné.

- Communication interne : la communication interne dans un groupe international, c'est nécessaire et important, et là mon point de vue est encore que nous devons utiliser le français, parce que le siège du groupe étant à Paris, j’ai constaté que certains collaborateurs, en général jeunes, trouvaient très chic d’envoyer des notes en anglais, ou quelquefois des instructions. J'ai la chance de bien parler anglais : j’ai regardé ces papiers, il y avait des contresens ou des faux sens tout à fait remarquables, quand ce n’était pas des choses incompréhensibles.

- Je dis que si quelqu’un doit faire un faux sens ou un contresens, et bien, pour respecter la hiérarchie, j'aime autant que ce soit la filiale étrangère qui le fasse plutôt que le siège du groupe. Et donc ces erreurs évidemment seraient aux risques et périls de l’équipe dirigeante de la société. Donc là encore, on a intérêt à utiliser le français.

- Sur une longue période, mon propos est que nous devons nous doter d’assistantes ou de secrétaires bilingues francophones ou du maximum de personnes francophones que l'on peut trouver, dès lors qu'on les cherche. Parce qu’évidemment, si on ne les cherche pas, on ne risque pas de les trouver. Mais si on a la volonté de les chercher, et dans beaucoup de pays il y a des Francophones, il y a des lycées francophones un peu partout dans le monde, si on veut les trouver, on peut les trouver. Encore faut-il le vouloir, et en ce qui concerne les Français, ce qui n’est pas le cas à mon avis pour les Belges ou pour les Québécois ou pour d’autres nations, en ce qui concerne les Français il y a souvent un manque de volonté sur ce domaine-là, il faut bien le reconnaître, tout au moins dans l’industrie.

- La solution est un peu moins tranchée pour les cadres dirigeants des filiales, parce qu’à ce moment-là je crois que le professionnalisme sera le premier critère de sélection et d’embauche, et ce n’est qu'après que l'on pourra demander qu’ils apprennent le français s’ils en trouvent le temps : on retrouve encore un problème de décision politique car il est clair que si on fait comprendre aux gens qu'ils ont intérêt à parler français, et bien ils s’y mettront.

- Toujours dans le vécu que je suis chargé de vous transmettre : il y a des réunions informelles très souvent et le pragmatisme est la règle. C'est-à-dire que l'on aura tendance à utiliser la langue qui est la plus pratique pour une majorité de gens dans la salle. Je dirai simplement qu'on évitera de parler anglais si on peut.

- Les grandes réunions formelles : j’ai choisi personnellement, pour ce qui me concerne, de les tenir en français avec un interprétariat simultané en anglais pour les non francophones. Toujours pour évoquer un propos personnel, j'ai tenu une réunion des directeurs financiers de mon groupe récemment, et, à la fin de la réunion, les interprètes sont venus me voir en me disant : "la prochaine fois on n’a pas besoin d’être là puisque maintenant tout le monde comprend le français." Alors c’est très sympathique de votre part de me dire que vous ne m’êtes plus nécessaires, mais il y avait quand même encore deux personnes qui étaient concernées, ceci sur un effectif d’une quarantaine de personnes. Donc il faut avoir le temps devant soi, mais si on a le temps devant soi et qu'on fait savoir son envie ou son désir, je crois qu’on aboutit à des résultats. Tout à l'heure, il a été question des tableaux de bord. Ils sont les véhicules de l'information entre différentes unités d'un même groupe, et il faut constater que la langue unique ne s'impose plus. C’est-à-dire qu'actuellement les tableurs comportent des fonctions qui permettent de changer automatiquement et instantanément la langue d'un tableau. Pour peu bien entendu que les traductions aient été faites au préalable. Alors notre pratique c’est de dire que la version initiale est la version française, mais finalement en appuyant sur un bouton on peut avoir la version du pays concerné, ce ne sera d’ailleurs pas forcément l'anglais, ça pourrait être le turc, le tchèque ou la langue du pays. Voilà pour les points qui m’ont semblé intéressants en ce qui concerne l'organisation, donc essentiellement une vision à moyen terme.

En ce qui concerne les relations interpersonnelles, c’est mon deuxième grand chapitre, j'ai distingué plusieurs points.

- Dans les relations clients-fournisseurs, je crois qu'il ne faut pas faire de sentiments, si on est client on impose sa loi. C’est là où je voulais raconter quelques petites histoires personnelles. Dans mon métier de finance, il y a beaucoup de banquiers américains qui viennent me voir. Ils arrivent en général avec des produits tout ficelés, des brochures épaisses et en anglais, et je leur dis que je suis désolé, mais que je ne les lirai pas et que s’ils veulent avoir la gentillesse de m'adresser un document de 15 pages en français, à ce moment-là j’accepterai d'y jeter un petit coup d'œil. Une banque récemment, m'a dit: "Ah ! mais tiens, c'est bizarre, la direction du Trésor à Paris nous demande exactement le même genre de chose". J’ai dit : "Très bien, je suis en très bonne compagnie", et ça m'a fait très plaisir. Donc je pense que c'est une règle du commerce que le client a toujours raison, et plus particulièrement si l'achat est fait en France. Il m’arrive de recevoir des lettres de fournisseurs français, en anglais, à Paris, donc qui vont directement à la poubelle.

- Les négociations sont souvent en anglais parce que si le négociateur en face ne parle pas français, on ne va pas rester là pour prendre le thé, donc il faut bien qu'on parle de quelque chose, et à ce moment-là je me mets à l'anglais. Le problème de se mettre hors de sa langue, c’est qu'on se met en position d’infériorité. Infériorité d’abord car on a fait une première concession, donc si on a fait une première concession, on va peut-être en faire d’autres. Et puis infériorité aussi parce qu'on est moins à l'aise que le partenaire, et que dans ces conditions on a un handicap. Alors là, il y a plusieurs cas de figures, moi j'en distinguerai quatre : négociations avec les Américains, avec les Anglais, avec les Latins, et avec les autres.

- Avec les Américains, c'est le plus pittoresque. Je distinguerai toujours quand je suis client ou quand je suis fournisseur. Je suis parfois client quand j'emprunte de l’argent, et je suis parfois fournisseur quand je donne de l’information sur mon entreprise qui est une entreprise cotée, et à ce moment-là, si vous voulez, je vends le titre de l’entreprise en somme. Donc là, je suis vendeur et c’est à moi de faire l'effort, c’est mon point de vue. Quand des banques américaines viennent me voir, en général, le principal interlocuteur américain s'installe et commence en anglais ou en américain. Il est en général accompagné d’un porteur de valise français qui est au coin de la salle, alors je me tourne vers le collaborateur français avec étonnement et je dis : "Tiens, je croyais qu’on tenait la réunion en français ! "Alors là l’Américain est assez désarçonné en général parce qu’il n'est pas habitué, et il se demande ce qui se passe. Alors le Français lui explique ma position. Après cette petite satisfaction d'’amour propre, en général, je suis bien obligé de passer à l'anglais.

- Les réunions avec les Anglais sont plus subtiles parce que lui, l'Anglais, commence à s’excuser de ne pas parler français, donc il y a déjà un degré de civilité supérieur, et néanmoins il souhaite quand même continuer en anglais après si c’est possible. Alors s'il est sympathique, on continue en anglais, et si j'ai envie de me le faire, je continue en français.

- Avec les Espagnols et les Italiens, disons que les choses sont beaucoup moins à couper au couteau que dans les deux cas précédents. C’est souvent une question d’âge. Les Espagnols ou les Italiens d’un certain âge parlent très bien français et nous donnent beaucoup de leçons à cet égard, et les plus jeunes, c’est assez mitigé, ils parlent parfois français, parfois anglais.

- Et avec les autres langues, les autres nationalités, ma foi il n'y a pas tellement de règle.

- Alors quand même une conclusion pour les négociations, c’est qu'un dérapage linguistique peut entraîner facilement un dérapage dans les concepts, et là je rejoins l'intervention de Monsieur, tout àl’heure, je vais vous donner une illustration : en France, nous avons la notion de caution et la notion de garantie. Ce sont deux notions différentes. Si vous passez à l’anglais, il n’y a plus que la notion de garantie, et il se trouve que la garantie est beaucoup plus facile à mettre en jeu, beaucoup plus pénalisante pour celui qui la donne, que la caution qui suppose un certain nombre d’étapes avant d’être mise en jeu. Alors vous voyez que là le dérapage dans la langue peut devenir un dérapage de la pensée et finalement, c’est très fréquent.

- Autre paragraphe dans les relations interpersonnelles : le respect de l’autre. On dit souvent que l'anglais est nécessaire pour acheter, mais pas suffisant pour vendre, et en fait ce que les gens apprécient, c'est qu’on s’adresse à eux dans leur langue ; il me semble que le premier souci pour séduire un client ou un collaborateur étranger à qui vous voulez vendre votre entreprise, si je puis dire, serait donc d’apprendre sa langue. Mais l'apprentissage d’une langue est toujours quelque chose de long, de très impliquant. En tout cas c'est le signe visible de l'attention que l'on porte à la personne qui est en face de soi. Donc, si on peut, évidemment, c'est toujours bien d'apprendre la langue ou d'apprendre quelques rudiments pour montrer qu'on a fait un petit effort vers l'autre. Si ce n'est pas possible, et c'est là qu'il y a problème, la marque de respect mutuel peut à ce moment-là amener à choisir une langue tierce pour échanger. Et à ce moment-là, on se trouve un petit peu coincé, c’est par respect les uns des autres qu'on va choisir l'anglais, puisque si on est Français et que chacun parle un petit peu la langue de l'autre, on est dans une situation où de toute façon il y en a un des deux qui ne sera pas à l'aise, alors on peut par courtoisie prendre une langue tierce qui serait à ce moment-là l'anglais. Donc je pense que ceci est matière à débat.

- Toujours dans les relations interpersonnelles, je voudrais montrer du doigt ce que j'appelle le jeune cadre moderne et dynamique. Il veut montrer qu'il sait parler anglais. À mon avis, cette attitude était valable il y a 30 ans. Je crois que maintenant les jeunes cadres modernes et dynamiques savent parler anglais, et d'ailleurs on ne les embauche que s’ils savent parler anglais. Donc mon opinion est qu'il faut lui indiquer, lui faire savoir qu'il n'a en principe plus rien à prouver puisque ou il sait parler anglais, et à ce moment-là il n'a plus rien à prouver, ou il ne sait pas parler anglais, et on l'a embauché par erreur. Donc à mon avis il n'a plus rien à prouver, et c'est donc ringard de faire étalage de ce savoir. Voilà ce que je leur dis : autant nous montrer qu’ils savent parler français, ou écrire français, ce qui n’est pas toujours évident.

- Dans les considérations diverses, j’ai quelques points : les Français à l'hôtel, les Français en voyage à l'hôtel, donc les touristes ou hommes d’affaires d'ailleurs (les hôtels internationaux ont presque toujours des Francophones à la réception) demandent en anglais le numéro de la clé de leur chambre, mais ces gens sont catastrophés puisqu’ils n'ont absolument pas l'occasion de parler français puisque les Français eux-mêmes leur refusent cette occasion. Donc je pense que c'est très dommage que par paresse ou pour faire chic, les Français en voyage parlent l'anglais.

Pour conclure, je dirai qu'à mon avis la promotion du français passe par les points suivants :

- L’embauche de Francophones. L’embauche de Francophones parce que ce sera pratique pour les relations de travail, et puis pour les remercier d'avoir appris le français.

- Deuxièmement, l'utilisation prioritaire du français, mais ni systématique ni obligatoire, parce que je pense qu'il ne faut pas être dogmatique, à ce moment-là les situations deviennent invivables.

- Troisième point : le respect de l'autre, donc l'apprentissage des langues étrangères. Finalement apprendre les langues étrangères, c'est se faire mieux connaître des étrangers, et donc faire mieux cônnaître finalement le français.

- L'utilisation de techniques de traduction dans la langue locale, chaque fois que c'est possible. Nous avons des usines en Tchécoslovaquie, et j'ai eu un débat avec quelqu'un qui chez nous voulait prendre des interprètes anglais, anglo-tchèques, pour faire le lien entre la Tchécoslovaquie et Paris. J’ai dit non, on prend des interprètes français-tchèques, enfin franco-tchèques.

- La proposition de formation à la langue française dans les filiales étrangères. La nomination en France, à Paris, de cadres étrangers locaux, et qui retourneront après dans leur pays, à une responsabilité supérieure.

- Et puis enfin bien sûr, la présence à l'étranger, la présence industrielle et technologique, et la présence en nombre aussi. Il y a souvent beaucoup moins de Français que d'Allemands, ou que d'Anglais, ou que d'Américains à l’étranger. C’est sans doute qu’on est peut-être particulièrement bien en France, mais il faut bien le constater, les Français voyagent beaucoup plus difficilement que les autres.

- Enfin je pense que les messages qui ont été donnés ici à la tribune par les représentants des Pouvoirs publics pourraient être transmis. De quelle manière ? Je ne sais pas à vrai dire, mais à tous ces cadres d'entreprises qui voyagent, leur faire comprendre qu’ils ont une responsabilité, qu'ils ont des devoirs pour véhiculer la langue française, et en évitant de demander la clé de leur chambre en anglais. Je dois vous raconter pour terminer, une petite anecdote. J’ai eu quelques conversations téléphoniques avec un journal que je vais nommer parce qu’il a fait des efforts, c’est La Tribune, le quotidien économique. Il y a quelques mois, j'avais pris la peine d’ouvrir chaque semaine une enveloppe, et je découpais les mots anglais dans La Tribune. Et toutes les semaines, je les envoyais avec un petit mot gentil au rédacteur en chef, et je lui disais : "Voici la poubelle de la semaine". Et j’ai fait ça pendant trois mois, je crois, et La Tribune est beaucoup plus agréable à lire maintenant. Mais il reste dans La Tribune, je vous le signale, "joint venture", que je n'ai pas réussi à faire sauter.

Voilà ce que j'avais à vous raconter pour mon expérience économico-francophone. Je vous remercie.

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