Exposé de M. Loïc DEPECKER,
Chargé de mission à la Délégation générale à la langue française


Merci. C'est une rude tâche que de prendre la parole après un artisan conteur comme M. Aronéanu. J’essaierai de parler peut-être un petit peu moins dans l'absolu, et de montrer comment on peut aménager une langue, puisque c’est le mot d’aménagement linguistique que nous utilisons pour décrire notre métier, notre pratique. Et je me présente assez facilement comme un aménageur de langue, en ce sens que nous sommes chargés d’essayer de voir dans toutes ces tendances, aussi bien ces tendances intellectuelles, ces tendances linguistiques, ce qu'il peut sortir de tout cela, et ce que l'on peut garder pour le normaliser au Journal Officiel.

Alors c'est une tâche assez difficile. J'ai l’impression que l’aménageur de langue n'a pas beaucoup de choix, puisque la langue est un fleuve, vous l’avez rappelé selon l’antique métaphore, et le fleuve continue de passer comme on le voit ces jours-ci, et l’aménageur de langue ne peut rien faire d’autre que d'aménager les berges du fleuve qu'il regarde passer. Et si l’on regarde l'évolution des vocabulaires français ces dernières années, depuis 25 à 30 ans, justement depuis les grandes polémiques de l'époque, on s'aperçoit que finalement il y a eu un face à face entre l'anglais et le français depuis l’après-guerre. Alors, comment le français s'en est-il tiré ? Je reprendrai cette fois-ci l'image, la métaphore de "l'emprunt-empreinte". C’est vrai que le français s’est métissé d’anglais, mais il s'est métissé d'anglais de manière fine. Il ne faut pas croire que ces mots qui semblent s’installer sur les berges du fleuve y restent très longtemps, et lorsqu’on relit par exemple aujourd’hui Étiemble, on s’aperçoit que bien des mots qu'il fustigeait à l'époque ont à peu près disparu de notre langue. Et on relève en fait trois grandes tendances qui sont à l'œuvre dans le français de ces dernières années. D'une part "l'emprunt-empreinte", et notamment on peut citer des mots comme maintenance, comme management que vous avez rappelés, etc. C’est-à-dire qu’on a affaire à des emprunts purs, où on emprunte directement à l'anglais. Et puis le deuxième mécanisme qui est à l’œuvre, c’est le mécanisme du calque, qui est d’une dynamique incroyable puisque c'est encore le phénomène "d’emprunte-empreinte" qui est à l'œuvre sous le calque, en ce sens que, c’est vrai que lorsque l’anglais dit processor, le français dit assez facilement à sa suite processeur ; lorsque l’anglais dit monitor, le français commence à dire à sa suite moniteur ; lorsque l’anglais dit container, le français a tendance à dire conteneur, retrouvant par lui-même une racine ancienne et antique. Et puis lorsque le mot est encore plus déformé par l'anglais comme equalizer, et bien le français le rétablit sous la forme d'égaliseur. Donc il y a quand même un phénomène d’imprégnation d'emprunt-empreinte dans ces vocabulaires. Et puis il faut bien se dire que le phénomène, d'une part, de l'emprunt maintenance-maintenance est assez rare, que le phénomène du calque processor-processeur est très fréquent et très rapide, et que le troisième mécanisme que j'expose maintenant, qui est l'invention néologique, est également assez rare. L’invention néologique c’est de dire comme on l’a fait au sein de la commission de terminologie économique et financière : taux de flambage pour burning cost, ou alors, lorsque l'on dit remue-méninges pour brain storming, reprenant là des images qui entrent bien dans l’esprit. Et on s’aperçoit finalement que le français se tire de ce piège de l'anglais, des différents pièges que l'anglais lui tend, et que l'on arrive à une sorte de parallélisme de l'anglais et du français. Je dirai même que le français a parallélisé l'anglais depuis 30 à 40 ans et, je pense, à son plus grand profit, parce que, avec l'anglais, est arrivé un certain nombre d’inventions. Avec l'anglais, le français a retrouvé des racines latines, notamment dans les vocabulaires des sciences de la vie. Et finalement le français se tire assez bien aujourd’hui, d'après les constatations que l'on peut faire en prenant un petit peu de distance, c''est-à-dire 10 à 15 ans, le français se tire assez bien de ce face à face avec l'anglais qu’il parallélise si bien. Ce qui fait que, moi je trouve qu'effectivement l'aménageur de langue regarde le fleuve passer, et il regarde ce qu’il peut aménager des berges du fleuve et de l’eau qui passe, et que son rôle c’est d’essayer d'entrer dans le fil de l'eau comme un nageur. Et le fil de l’eau, qu’est-ce que c'est ? C’est de voir par exemple qu'en anglais, ou en français plutôt, des familles se sont créées, qui sont venues de ce que l'on appelle maintenant la "normaison", la "norme-maison", qui est une sorts de normalisation, et la normaison c’est ce que nous faisons tous les jours en parlant, c'est-à-dire que nous équilibrons la langue en francisant le plus souvent, ou en stabilisant un certain nombre de termes de cet ordre-là. Donc l’aménageur de langue a affaire avec ce fleuve qui passe en essayant de noter que, par exemple, il arrive qu’en informatique on ait voulu un certain nombre de familles, comme la famille de logiciel, matériel, didactitiel, etc. Et puis tout d’un coup dans les années 80, on s'aperçoit qu'une famille apparaît qui vient de la normaison, de la base, qui vient des rédacteurs techniques, et on voit apparaître des mots pour speadsheet, le mot speadsheet désignant un logiciel qui fait des tableaux. Et on voit ainsi apparaître le mot tableur. Et puis un petit peu plus tard pour désigner les logiciels qui font des graphiques, on voit apparaître le terme grapheur. Et l’aménageur de langue se dit "Tiens, il y a deux suffixes qui commencent à s’installer pour désigner les logiciels d’application, et c’est là que je dois privilégier ce que j'ai appelé l'emprunt-empreinte." Et notamment aujourd’hui on est en train d’emprunter et d’inventer le mot dessineur, le terme pour désigner des logiciels de dessin. Et puis on voit apparaître des mots comme texteur, qui désigne un logiciel de traitement de texte. Finalement, ce serait un petit peu ma conclusion, parce que là le débat pourrait aller très loin au fil de l’eau, ma conclusion c’est de dire qu’effectivement, il y a des grandes tendances dans la langue, qu'il y a des contraintes de fait qui sont ce face à face avec l’anglais auquel on ne peut pas échapper, mais qu'il y a quand même des mouvements dans la langue qui se dessinent, et qu'il appartient à l’aménageur de langue de regarder pour proposer, pour ce qui ressortit de la normaison, une normalisation au Journal Officiel.

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