Allocution prononcée par M. Stélio FARANDJIS,
Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie,
à Paris le 21 octobre 1993

Chers lauréats, je vous tourne le dos, je vous prie de m’en excuser. C’est surtout d’ailleurs à vous que je m’adresse, mais Monsieur le Président et cher Jean Marcel, Mesdames et Messieurs, chers amis, je suis un habitué désormais de cette rencontre qui m’émeut beaucoup et que je trouve symbolique, mais également très utile. Elle permet de rappeler notre idéal qui est tout simplement la construction d’une civilisation universelle. Nous voulons, Mesdames et Messieurs, que cette civilisation universelle ne soit pas subie, mais voulue, consciente, organisée, qu’elle soit la civilisation de l’intelligence, la civilisation du partage, la civilisation de la pluralité. Or, il se trouve qu’en ce moment précis de l’histoire, les intérêts de la France, les intérêts de la Francophonie, et la lutte pour l’éclosion ou l’édification d’une cîvilisation universelle, plurielle, polyphonique, faite de véritables échanges, coïncident. Je m’insurge contre les articles de presse qui quelquefois stigmatisent l’archaïque protectionnisme français ou francophone, car les journalistes sont bien obligés de concéder que 47 pays viennent à Maurice de prendre des positions communes. Alors on daube sur ce protectionnisme. Vous êtes attachés par l’économie, par la gestion, par l’amour de la rigueur de la langue, à une honnêteté fondamentale, à une probité, à une objectivité, à une netteté dans l’expression. Et vous savez que Sainte Angèle de Foligno disait que la qualité essentielle était la nettezza, la netteté. Alors en terme de netteté et d’honnêteté, je dis à ces quelques journalistes qui se moquent ou ricanent sur le protectionnisme français, les faits suivants :

Pourcentage de chansons non américaines sur le marché américain : 2 %,
Pourcentage d’images non américaines sur le marché américain : 2,7 %,
Pourcentage de livres étrangers traduits aux États-Unis : 3 %
Quel est le flux en dollars d’images d’Europe vers les États-Unis ? 250 millions de dollars.
Et quel est le flux de ces mêmes images en dollars des États-Unis vers l’Europe ? 3 milliards 750 millions, c’est-à-dire 15 fois plus.

Mesdames et Messieurs, armés que vous êtes par cet esprit de rigueur que vous puisez dans la gestion, dans l’économie, dans la science, dans la maîtrise d’une langue, dites simplement à ceux qui encore ricanent ou daubent que les faits sont là et que par conséquent, nous ne défendons pas simplement comme des Don Quichotte des positions utopiques, mais que nous sommes les artisans de la vérité. Il n’y a pas d’échange possible si on est simplement les consommateurs passifs de produits venus d’un seul lieu. Lorsque TV5, télévision francophone désormais mondiale, diffuse ses journaux et ses informations, elle diffuse des dizaines de journaux et des milliers d’images qui viennent de plusieurs pays. En revanche, lorsqù’une chaîne comme CNN inonde le monde, c’est d’un seul et unique lieu que proviennent les messages et les images.

Est-ce que cette civilisation universelle que nous voulons tous sera celle du désert, l’unification par la réduction et l’imitation et le conformisme, ou la civilisation des identités barricadées en ghettos, n’échangeant pas entre elles ? Nous pensons qu’entre le désert et la jungle, il peut y avoir autre chose, et la Francophonie est comme une hirondelle qui annonce ce printemps de la civilisation universelle, c’est-à-dire ni la jungle ni le désert, mais le jardin.

Voilà pourquoi, lorsque l’on parle d’échange linguistique, et lorsque l’on parle d’échange économique, finalement, chers lauréats, Mesdames et Messieurs, on parle de la même chose. Il se passe en ce moment un phénomène que peu d’observateurs ont mis en valeur, le flottement. Lorsque M. Nixon a délibérément décroché le dollar de tout étalon, de toute référence, lorsque cette monnaie est à la fois monnaie de réserve internationale et monnaie qui flotte librement, il y a eu un événement très négatif qui s’est produit au même moment où le monde s’urifie et veut s’organiser. Comment peut-on échanger sur le plan économique ou sur le plan du commerce linguistique, de la conversation, s’il n’y a pas un référent, s’il n’y a pas un étalon, si les mots flottent, si les mots n’ont pas la même signification pour les uns et pour les autres ?

Savez-vous que nous ne défendons pas seulement la Francophonie ? Tout à l’heure, une jeune personne a parlé de défendre la langue anglaise, mais oui, il faut défendre toutes les langues, y compris bien évidemment la langue anglaise. Près de 60 % de citoyens américains ne maîtrisent plus leur langue. Et un rapport, celui de l'Université de Philadelphie, très important, tire la sonnette d’alarme. Les citoyens américains utilisent des mots qui n’ont plus du tout la même signification suivant que l’on se trouve au cœur d’une ville ou dans une autre ville.

Autrement dit, certes, il faut le jaillissement de la vie, certes, il faut continuellement, en raison des nouvelles techniques, des nouvelles pratiques sociales, inventer des mots nouveaux, des tours de phrases nouveaux, mais il faut aussi, dans le même temps, à côté de la sève, il faut le rabot, c’est-à-dire qu’il faut veiller à l’intercompréhension entre les générations et entre les continents. Et pour cela, il faut bien une vigilance, il faut bien une régulation. C’est cet équilibre entre la liberté et la régulation, entre l’entreprise (il n’y a pas d’économie sans entreprises) et l’État. C’est ce juste équilibre que les humanistes que nous sommes cherchons à défendre et illustrer à travers la Francophonie.

Elle n’est pas seule. À plusieurs reprises, les responsables de I’ALECSO, c’est-à-dire l’Organisation Culturelle du Monde Arabe, et je me réjouis beaucoup que ce lauréat mauritanien se soit exprimé comme il l’a fait, m’ont fait passer un message : l’ALECSO veut avec toute la Francophonie conclure un pacte de coopération, en particulier sur deux points : la formation à distance, qui grâce aux nouvelles technologies va prendre une importance colossale, et la traduction, la traduction directe du français vers l’arabe, de l’arabe vers le français, dans tous les domaines : scientifique, littéraire, technique, économique.

Autrement dit, pourquoi ai-je cette foi qui bien souvent m’est utile dans des combats ingrats ou difficiles ? C’est parce que je me sens à l’aise de défendre à la fois les intérêts des entreprises françaises, de l’État français, de la Francophonie multilatérale et plurielle, mais aussi de toutes les aires culturelles, de toutes les langues, parce que notre combat pour la langue, c’est un combat pour l’intelligence partagée.

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