Exposé de M. Alain HENRY,
Chef de service à la Caisse française de développement


Les tontines au Cameroun


Merci Monsieur le Président.

Je voudrais d'abord demander aux éventuels Camerounais, amis camerounais qui sont dans la salle, de m'excuser, je serai obligé, vu les exigences de temps, de faire certains raccourcis, donc je m’excuse auparavant et je m'en excuse également auprès des anthropologues.

Je m'intéresserai simplement à une catégorie de tontines : les tontines à enchères, qui sont actuellement très développées aujourd’hui dans les villes du Cameroun, et pour en situer tout à fait immédiatement la consistance, il faut savoir que les cotisations apportées par chaque membre, chaque mois, peuvent aller de 1.200 francs français à 60.000 francs, ce qui donne des cagnottes d’environ 14.000 francs français à récupérer, voire même allant jusqu’à 1 million et demi de francs français par mois, répartis à tour de rôle comme l'a expliqué monsieur Lelart.

- Ces tontines sont en fait les héritières d’une haute tradition des chefs barniléké de l'ouest Cameroun et qui existait déjà au 19ème siècle dans le Cameroun précolonial. Les tontines servaient alors au commerce à longue distance, et les marchands pouvaient passer des alliances avec d'autres marchands par des serments rituels qui pouvaient être sanctionnés de la peine de mort. Ces serments trouvaient leur prolongement dans l'appartenance à une même tontine, la monnaie de l'époque, ça a été dit tout à l’heure, était simplement des cordes de cauris, voire des perles, des manilles ou des tringles de laiton.

- Aujourd’hui, les tontines camerounaises se sont bien modernisées. Elles financent le commerce, la PME, la formation des jeunes ou des projets, et récemment on me communiquait les comptes financiers d’une PME du secteur moderne au Cameroun qui inscrit dans ses comptes de tiers au passif et à l'actif, l'état de sa situation, sa position nette dans les tontines auxquelles appartient le PDG de cette PME.

- La déontologie de ces tontines est une déontologie d'investissement et de capitalisation : un des tontiniers nous l'avait expliquée en des termes que Max Weber lui-même n'aurait pas reniés. Il nous avait dit : "Si on vous a donné 10 francs, on attend que ça devienne 100 francs." C’est cela le sens de la cotisation qui est ici synonyme de tontine, sinon cela deviendrait un cycle de déperdition, cela ne servirait plus à rien.

- Et donc la déontologie de ces tontines est une déontologie entièrement tournée vers l'utilisation utile des fonds. Ce sont des tontines dont le tour de rôle est réparti par enchères, je vous passe les détails qui sont dignes du "MATIF", et qui montrent la sophistication financière des mécanismes.

- Mais alors que les sommes peuvent être importantes, un million et demi par mois pour une personne ça ne tombe pas tous les soirs sous le sabot d’un cheval, et bien l’objectif est aussi un objectif social, et le règlement d'une tontine de patron de PME prenait soin de préciser à l'article premier que l'objectif premier de la tontine est la concertation et la réflexion entre ses membres.

- Vous voyez tout de suite que les tontines ont un double aspect qui avait également été signalé par M. Lelart, un aspect financier et un aspect social. Et, ma foi, c'est bien normal puisque l'argent et la confiance doivent faire bon ménage, sinon ça ne peut guère avancer.

Si l’argent et la confiance doivent faire bon ménage, je voudrais consacrer les quelques instants qui restent à montrer que cette confiance se bâtit notamment sur un sens très appuyé de la bonne langue technique bien utilisée, et de rituels très précis qui trouvent aujourd'hui leur prolongement dans des formalisations écrites et des règlements écrits de ces tontines.

- Une langue très précise : les tontiniers nous ont expliqué qu'il valait mieux dire cotisation plutôt que tontine, parce que la cotisation c'est quelque chose que l'on doit se rendre les uns aux autres tous les mois. C’est donc plus précis et plus rigoureux. On y parle de cagnotte, on y parle de cycle, on y parle de tour gratuit et de . Il y a des avalistes et des censeurs. Il y a des folles enchères. II y a un marché principal et il y a également un second marché. Donc vous voyez que sans rentrer dans le détail de tous ces termes techniques, les tontines font appel à un vocabulaire très précis, et un des tontimers nous avait dit : "Il faut faire très attention, il faut bien dire manger l’argent de la tontine, car c’est l’expression que l’on utilise même si cela n’est pas très français. On dit gagner ou aussi manger la tontine. Si vous écrivez, avait-il ajouté, un article ou un livre sans utiliser cette expression, vous ne serez pas compris."

- Il y a donc une précision du vocabulaire qui se prolonge dans des rituels. Sans rentrer trop dans les détails, il y a derrière ces tontines de hautes traditions, une conception quasi religieuse de l’épargne, et un conte local raconte que c'est au cours d’une soirée de tontine que le caméléon décida que les hommes seraient mortels et que le crapeau nous sauva la mise en demandant que quand même les hommes puissent renaître par les femmes. Donc vous voyez que la tontine remonte très très loin.

-  J'ajoute que si l'on va dans les tontines, c'est pour épargner, et en ayant bien l'idée que de toute façon une épargne n'est jamais perdue puisque quand vous aurez acquis le statut d'ancêtre, on viendra verser sur votre crâne l'épargne que vous aurez si bien gardée pendant toute votre vie.

- Le caractère rituel des tontines est très précis, et dans les bonnes tontines, la remise de la cagnotte à celui qui l’a gagnée se fait selon un rite également très précis. Les participants se lèvent, ils se donnent la main, ils forment une chaîne qui est ouverte sur la porte de la salle où on se réunit. Cette porte doit être ouverte afin que Dieu et les défunts puissent entendre. La chaîne des mains est ouverte à l'endroit de la porte pour que l'argent puisse continuer à circuler au-dehors. Le président de séance prononce la bénédiction suivante qui en dit très long. Je vous en donne un extrait : "Voici l'argent que nous avons durement gagné, nous le donnons à notre frère afin que nous restions unis en une seule bouche. Même si tu n'achètes avec cette épargne qu'une chèvre, il faut que cet argent rapporte et prolifère comme les liserons." L’assistance répond "Oui, nous sommes une seule bouche." À ce moment-là, éventuellement, on pulvérise la salive sur la liasse de billets et on la remet au bénéficiaire qui prête serment. La cérémonie se termine par un applaudissement général. Vous voyez que le rituel est très précis et il permet de fonder une confiance qui s'étend aux morts, puisque dans les tontines on ne meurt pas, étant donné que même les morts continuent de régler leur dû aux tontines et qu'ils honorent leurs obligations. C’est dire si ici la confiance est solide.

Cette ritualisation très forte se prolonge à mon sens aujourd’hui dans un respect tout à fait sacré de l’écrit qui existe dans ces tontines.

- J'en profite d’ailleurs au passage pour remettre une pendule à l'heure, parce que l’Afrique, civilisation de l’oral certes oui, mais aujourd’hui l'Afrique est aussi une civilisation de l'écrit. Les réglements de tontine sont d'une précision draconienne. J'en lis un extrait : "La cotisation aura lieu le 25 de chaque mois à 19 heures précises (ou 7 heures du soir) au domicile du coordinateur. Passé 19 h l6 mn, la montre du président faisant foi, le retard est consommé et il est constaté dans un cahier spécial par le censeur..."

- Ce sens de l'écrit est même poussé au bout par un des réglements qui prend soin de préciser que toute contestation de la légitimité d'une amende, qui serait infligée à un participant pour mauvaise tenue, donnera lieu au doublement de l’amende. C'est dire si l'écrit est incontournable.

Je m’arrêterai là, mais je crois que ces tontines camerounaises nous apportent un enseignement très simple : C’est que la bonne langue et l'écrit sont aussi des rites indispensables à la constitution d'une confiance. Les tontines sont finalement de véritables machines à fabriquer la confiance. Elles sont certainement une source de développement de ce point de vue.

- Un des tontiniers nous avait dit, et j'en finirai avec lui : "Si vous prenez un franc à chaque Camerounais, cela fait combien ? Cela fait 8 millions de francs. Or, si vous ne prenez qu’un franc, vous n'avez fait de tort à personne, et si vous remettez ces 8 millions de francs à une ou deux personnes de confiance, bien entendu, elles peuvent se faire une très bonne vie." - Autrement dit, la tontine, machine à fabriquer la confiance, est un véritable objet de philosophie politique, et je crois qu'elle tient sa puissance de la confiance, de son respect des rites, et de son respect de la langue. Je vous remercie.


Intervention de Jean Marcel LAUGINIE

Merci à Alain Henry et Michel Lelart. Je crois qu’il faut vraiment lire vos ouvrages, pour Michel Lelart, "La tontine, pratique informelle d’épargne et de crédit dans les pays en voie de développement" aux Éditions J.L. Universités francophones, et pour Alain Henry “Tontines et banques au Cameroun”, aux Éditions Karthala. Le débat pourrait être très riche, on voit combien une langue bien maîtrisée nous permet de bien entrer dans les cultures, les cultures économiques, les cultures du monde de l’entreprise, les cultures des affaires et les cultures du quotidien également, la culture de tous les jours. Merci infiniment.

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