Intervention de Jean Marcel LAUGINIE
Président de l'APFA


Le français, une langue pour l'Europe (Bruxelles - novembre 1993)


Mesdames, Messieurs,

Dans sa lettre de commande, Jacques MORIAU souhaitait que je traite ce matin "des principes de la politique linguistique à mettre en œuvre pour promouvoir le français, langue des affaires".

Il s'agit donc de parler de "politique linguistique".

Le plan d'étude que je vous propose découle tout naturellement de la notion de politique :

- toute politique est normalement fondée sur un constat ;

- toute politique est au service d'une (ou de plusieurs) finalité(s);

- cet espace entre constat et finalité(s), c'est le champ de la politique, ici de la politique linguistique, avec des principes, des actions et des évaluations.

Dans une première partie, je traiterai du constat et des finalités de la politique linguistique.

Dans une deuxième partie, je traiterai du contenu de cette politique.

1. Constat et finalité(s) d'une politique linguistique pour promouvoir le français, langue des affaires

1.1. QUEL EST LE CONSTAT ?


On pourrait considérer qu'il figure déjà dans le programme de ce colloque. On peut en effet y lire :

"Vécu comme seul code linguistique capable de répondre aux besoins de l'entrepreneur moderne, l'anglo-américain fait figure de panacée face à la barrière des langues et son emploi généralisé fait du champ technico­économique un des systèmes de domination linguistique des plus efficaces".

Eh bien, non ! Nos observations, nos enquêtes, nous conduisent à nous inscrire en faux devant cette affirmation que ce soit pour 1993 ou pour demain !

Suivons le cheminement de l'analyse aboutissant à ce constat.

1.1.1. La langue des affaires : quelle est sa définition et comment se forme-t-elle ?

La langue des affaires, c'est la langue des acteurs du monde des affaires, c'est-à-dire de cet "ensemble cohérent d'activités industrielles, agricoles, commerciales et financières".

Par analogie avec la formation des prix sur le marché, ou encore pour rejoindre le thème général de cet atelier, "le français et le marché", on peut dire que la langue des affaires se forme au point de rencontre de la langue des offreurs et de la langue des demandeurs.

Cette langue des affaires comme toutes langues est une langue sous influence, l'influence des multiples environnements de l'entreprise ou plutôt du marché.

Ce n'est que dans l'hypothèse particulière où les demandeurs sont des entreprises que la langue des affaires pourrait être l'anglo-américain. Mais, même dans ce cas-là, les évolutions récentes atténuent encore cette présence de l'anglo-américain.

Décrivons ces évolutions.

1.1.2. Les évolutions qui ont marqué et qui marquent la langue des affaires

La plus importante de ces évolutions est extérieure à l'entreprise : c'est l'irruption (heureuse) des médias, c'est la place de l'information et de la communication. Grâce aux médias, l'entreprise ne peut plus être propriétaire de ses mots, de ses termes ; la transmission des termes spécialisés vers le grand public est de plus en plus rapide d'où un effet de retour vers l'entreprise. Ces termes doivent pouvoir être compris, doivent être accessibles au public dans chaque culture.

Citons le cas type bien connu d'IBM qui, dès 1954, a refusé d'aborder le marché français avec des "computers". C'est le Professeur Jacques PERRET, grammairien à la Sorbonne, qui a proposé, à la demande d'IBM, ordinateur dont on connaît le succès.

Citons le contre-exemple tout aussi célèbre : ce sont les avatars de ce pauvre "marketing" qui, par manque de recherche d'équivalent et de définition précise, a signifié rapidement et encore aujourd'hui tout à la fois l'écoute du client et la pression sur le client pour arriver jusqu'au récent "marketing guerrier" alors que mercatique pour le français ou encore mercadotecnia pour l'espagnol seront toujours à l'écoute et au service.

D'autres évolutions sont internes à l'entreprise : elles relèvent de nouvelles techniques managériales avec :

- le client au centre de l'entreprise d'où la naissance de cette conscience mercatique de l'entreprise et ses conséquences : l'apparition par exemple de "services consommateurs". Les relations se fondent d'abord sur la langue ;

- le paradigme de culture d'entreprise : ensemble de valeurs partagées dont le ciment, garant de la compréhension mutuelle, est la langue ;

- l'intérêt, la sensibilisation de l'entreprise aux politiques de la langue des affaires : citons par exemple l'APFA créée en 1984 dont le nombre des membres et sympathisants est passé d'une dizaine au début à cinq cents en 1987 et plus de mille cinq cents aujourd'hui (avec un courrier quotidien de cinq lettres en moyenne).

1.1.3. Conclusion de ce constat

L'anglo-américain est de plus en plus défaillant pour répondre aux besoins de l'entreprise moderne dans ses relations avec des pays non anglo­américain :

- c'est une évidence quand elle est en position d'achat car c'est la langue de l'acheteur qui doit être la langue de la négociation et la langue du contrat ;

- c'est de plus en plus une évidence quand elle est en position de vente car sa réussite à long terme dépend de son adaptation à la culture de son client.

L'anglo-américain ne fait donc plus figure de panacée face à "la barrière des langues" et, en conséquence, son emploi, s'il est apparu généralisé dans certains cas, le sera de moins en moins.

1.2. QUELLES SONT LES FINALITÉS D'UNE POLITIQUE LINGUISTIQUE DANS LE MONDE DES AFFAIRES ?

1.2.1. Pour l'entreprise


L'entreprise a besoin d'une langue :

- accessible rapidement,
- riche et précise (le flou et l'ambiguïté doivent être bannis),
- qui assure :

- la compréhension,
- le respect,
- l'efficacité,
- et O litige.

On a cité IBM ; citons cette entreprise néerlandaise de systèmes d'irrigation qui, pour aborder le marché espagnol de la région de Valence, avait des notices en valencien alors que l'entreprise française n'avait que des notices en... anglais. On imagine facilement la différence de chiffre d'affaires en fin de salon !

Remarquons aussi que l'anglo-américain ne répond qu'au premier critère : on en mesure toute la pauvreté !

1.2.2. Pour l'environnement de l'entreprise

Pour les médias : mettre en évidence leur rôle de passeurs des mots des cercles d'initiés vers le grand public en insistant sur leur responsabilité d'information.

Citons ce journal de l'été dernier qui, pour parler du nouveau concept américain de "burrowing" a donné le sens français de "terrier", "action de se terrer".

De même pour le "coaching" qui commence à faire fureur.

Pour les jeunes en relation avec l'entreprise : l'essentiel est d'être honnête avec eux.

Refuser de les plonger dans l'illusion de la monolangue ou de la "langue universelle".

Les éclairer sur le mythe du spontanéisme (un mot devrait plaire spontanément"!).

Leur apprendre les mots justes.

Pour le grand public en relation avec l'entreprise : permettre au grand public de comprendre la diversité des cultures d'entreprise, d'en comprendre la nécessité.

2. Contenu d'une politique linguistique pour promouvoir le français, langue des affaires

Le contenu, c'est le pont entre le constat et les finalités. Ce sont des principes, des actions, des outils d'évaluation.

2.1. DES PRINCIPES

Ils sont en filigrane dans le constat précédent.

- Encourager une stratégie de la langue dans chaque entreprise.

- Aider l'entreprise à être comprise des médias, des jeunes, du grand public.

- Faire entrer chaque langue dans la modernité, dans la culture économique moderne, passage obligé du développement de la langue française. Le problème n'est pas une suprématie de la langue française mais un goût à l'imagination dans chaque langue et a fortiori dans la langue française.

2.2. DES ACTIONS

Développer un vivier de termes pour les concepts nouveaux, actuels et futurs : rôle fondamental des Commissions de Terminologie (avec la recherche de définitions accessibles à tous) ; pour la France par exemple la Commission ministérielle des Finances ou encore la Commission de Terminologie générale de la Délégation générale à la langue française ; pour la Belgique, le travail de l'Institut belge de Normalisation, de l'Atelier du Vocabulaire avec les remarquables fiches lexicales de Madame Michèle LENOBLE-PINSON.

Diffuser massivement les mots nouveaux nécessaires pour les mettre à la disposition de tous :

- avec le rôle des médias : Le Soir avec CLEANTE ; Le Monde avec Jean-Pierre COLIGNON; "Questions de français vivant" devenue "La francité" avec Michèle LENOBLE-PINSON; Les Notes Bleues du Ministère de I'Économie en France ;

- avec le rôle de l'édition : "Sept cents mots d'aujourd'hui pour les affaires" de l'APFA ; "Dictionnaires des néologismes officiels" des Journaux officiels ...

Développer une pédagogie des mots nouveaux dans toutes les langues. Par exemple, "Les crus et les millésimes du vocabulaire des affaires" de l'APFA, mais aussi l'ensemble des programmes et des référentiels de formation pour l'entreprise.

Réaliser le O litige par la triple unité de la langue définie par l'avocat français Philippe GINESTIÉ lors de la 3eme Journée du Français des Affaires (La langue des contrats, Paris, octobre 1990) :

- de la langue du contrat,
- de la langue du droit applicable,
- de la langue du procès.

Saluer l'emploi des mots, l'imagination pour les mots chez les adultes et chez les jeunes dans toutes les langues- :

- rôle du "Mot d'Or" qui a réuni depuis cinq ans 142 995 candidats, élèves et étudiants dans dix-huit pays et qui a honoré 17 926 lauréats lors de 115 cérémonies officielles. Ainsi en 1993, Paul BRASSEUR et Carla PELLIGRINI sont les lauréats pour la Belgique.

- Le "Mot d'Or" salue aussi les professionnels. Ainsi, ont déjà été honorés à Paris, pour la Belgique : Monsieur CLAESSENS, Monsieur Émile THOMAS, Madame Michèle LENOBLE-PINSON et Monsieur Léo PIETERS.

Encourager le mouvement de création terminologique dans les pays par un travail sur quelques termes. Par exemple, la dernière création de l'APFA (novembre 1993) : "Septante mots-clefs des affaires en vingt langues" avec des blancs pour l'imagination.

2.3. DES OUTILS D'AUDIT

Par exemple un indice de sensibilisation terminologique basé sur le principe des entrées premières dans les dictionnaires exprimées dans la langue maternelle.

Mode de calcul proposé en 1988 dans "l'étude sur la terminologie économique dans la francophonie" - APFA.

Conclusions

En conclusion, essayons d'abord de répondre à des questions figurant dans la présentation du programme.

Évaluation de la place du français dans les relations commerciales. La place est potentiellement considérable :

- elle est déjà une réalité pour le monde francophone dont le PNB est de 9000 milliards de francs ;

- pour le monde non francophone, la réalité de cette place est liée au développement du multilinguisme dont l'avènement est inéluctable, grâce aux exigences des cultures mais aussi grâce à l'outil informatique : ainsi, à Roissy, le libre service bancaire est déjà en six langues !

La spécificité du français comme langue des affaires.

Par sa précision, sa clarté (par exemple, le "sponsoring" remplacé par le patronage, le mécénat et le parrainage ou encore "le raider" qui est un prédateur dans le monde anglo-saxon mais seulement un attaquant dans le monde francophone) le français a beaucoup d'atouts.

Mais pour nous, le problème essentiel n'est pas là. Ce n'est qu'un atout supplémentaire.

L'essentiel est de renforcer le mouvement qui est né au début des années 70, qui s'est accentué dans les années 80 et qui ne peut que se pérenniser avec l'avènement de l'Union européenne et le développement des échanges entre les États européens ; mouvement qui doit continuer à mettre en place progressivement des politiques linguistiques fondées sur la prise en compte par chaque langue maternelle de la modernité et sur le développement du plurilinguisme, heureusement inévitable. En accélérer sa venue ne pourra qu'être bénéfique.

Le milieu de l'entreprise, de l'économie et de la gestion, en un mot des affaires, est un milieu passionnant, car on y perçoit très clairement, de façon limpide, le processus de vie et de mort des langues et en conséquence directe de vie et de mort des civilisations ; la myopie, la paresse, le snobisme, le manque de temps ou de volonté, peuvent en effet se conjuguer :

- pour refuser ou oublier d'intégrer, dans sa langue, les concepts nouveaux porteurs d'avenir ;

- ou encore pour oublier le premier impératif commercial qui est pour tout vendeur de s'adresser à l'autre partie dans sa langue, la langue de l'acheteur, premier respect dû au client, mais aussi, comme on l'a vu, impératif d'efficacité, le recours à une tierce langue (quand ses aspects bien pratiques de langue véhiculaire sont épuisés) n'étant que source d'incompréhensions.

La langue française avait atteint depuis longtemps la phase de maturité dans son cycle de vie. Les politiques linguistiques et l'évolution de l'entreprise, pour la langue des affaires, ont permis de créer, depuis les années 60, une phase de relance de qualité ; sa pérennité dépend de notre capacité d'enthousiasme et de rigueur pour poursuivre les actions déjà accomplies et en imaginer d'autres.

Merci de votre attention.

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