ALLOCUTION DE STÉLIO FARANDJIS,

Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie

19 octobre 1995


Monsieur le Président, vous me voyez très honoré et très touché de l'attention que vous me portez et de l'occasion que vous m'offrez de saluer les lauréats.

Le plurilinguisme, une stratégie d'entreprise, c'est un thème qui m'est cher et qui est cher à tous les membres du Haut conseil de la Francophonie qui, comme vous le savez peut-être, est un organisme prestigieux présidé par le Président de la République Française et composé majoritairement de personnalités non françaises. Le Roi du Maroc, Sa Majesté HASSAN II a coutume de dire "être monolingue aujourd'hui, c'est être analphabète". La richesse du français est un atout dont peuvent s'enorgueillir tous ceux qui ont la chance de maîtriser cette langue mais le français ne pâtit pas de la concurrence, de l'usage d'autres langues lorsque l'on s'attache à l'excellence dans chacune des langues.

Quelle est la menace aujourd'hui parmi tant d'autres menaces sur cette planète ? Le sous-développement qui perdure gravement dans certaines régions, la menace contre l'environnement, le surarmement, la privation ici ou là des droits de l'homme. La grande menace est la déculturation. Certains, en effet, s'imaginent que pour épouser la rapidité de la civilisation moderne, pour s'immerger dans l'hyper-technicité de cette civilisation, il suffirait aux hommes de posséder un code qui serait fait de sigles, d'abréviations, de borborygmes, de flashs, de spots, bref qui ne serait plus une langue. L'excellence dans chaque langue, voilà ce qui devrait être le point commun d'alliance entre les Hispanophones, les Lusophones, les Arabophones, les Germanophones... Oui ou non, considérons-nous la langue comme l'apanage suprême de l'humanité, système complexe, éminemment complexe, qui emboîte lui-même plusieurs systèmes complexes, système phonétique, système morphosyntaxique, système lexicosémantique, système historicoréférentiel ? Plus une langue est rigoureuse, est savoureuse et plus l'échange est riche et fructueux. C'est une politesse et c'est aussi, pour parler en termes économiques, un produit net que de chercher à exprimer le plus justement sa pensée, d'épouser les concepts qui correspondent à des besoins nouveaux ou à des réalités nouvelles et d'être à l'écoute de son interlocuteur. Combien d'échanges sont faussés, les gens croyant s'être mis d'accord parce qu'ils ont utilisé un mot commun mais ce mot hélas, n'a pas le même sens pour l'un et pour l'autre et à l'opposé, il y a des gens qui s'imaginent en désaccord parce qu'ils ont employé des mots différents mais en fait, ils voulaient dire la même chose. Avant d'être nommé Secrétaire général du Haut comité de la langue française, puis Secrétaire général du Haut conseil de la Francophonie, j'avais eu le privilège de poursuivre des recherches en Sorbonne de sémantique historique, c'est à dire de suivre l'histoire du sens des mots. Et, si j'avais un message à délivrer, ce serait qu'avant de chercher le sens de l'histoire, c'est de chercher l'histoire du sens. Quel est en effet, à travers l'histoire, le cheminement d'un mot et comment s'est-il chargé de sa signification, au contact des réalités économiques, sociales, humaines, des spécificités locales ? Si on a chacun cette vigilance linguistique, sémantique, alors, on progressera.

Un de mes grands auteurs, celui sur lequel j'ai travaillé plus de vingt ans, CONDORCET, à la fin de sa vie et alors que l'ombre de la mort plane sur lui, n'a qu'une seule occupation, fonder un journal qu'il appelle le Journal d'instruction sociale et vous savez quel était le but unique de ce journal : d'apprendre aux gens le sens des mots. Parce que, pensait-il, c'était la condition première pour qu'une vraie démocratie puisse s'implanter et qu'une vraie civilisation, le commerce social, comme ont disait au XVIIIème siècle, puisse s'instaurer. Que les gens aient une conscience claire y compris de la complexité, car souvent les mots, les concepts sont polysémiques et en plus ils varient dans le temps, mais encore faut-il en avoir conscience et surtout partager cette conscience avec son interlocuteur, car, disait Condorcet, combien de scribes ont manipulé des peuples entiers dans la mesure où ils avaient une langue pour eux, et ils réservaient au peuple une autre langue ou bien la même langue, avec des mots qui signifiaient autre chose. C'est ainsi que la confusion et la pauvreté des mots sont des armes pour ceux, qui, fripons, veulent exploiter les dupes. La discipline dans le vocabulaire, la créativité aussi, car une langue ne peut pas être morte ni figée mais vivante, la discipline, la créativité, ne sont pas des luxes, elles sont au cœur d'une civilisation d'échange et de progrès.

Qu'est-ce qu'une valeur ? Voilà un sujet qui a été étudié, médité par beaucoup d'autres auteurs de l'économie jusqu'à la morale en passant par la philosophie. Beaucoup de gens s'accordent à penser qu'il y a la valeur d'usage, qu'il y a la valeur d'échange, qu'il y a la valeur symbolique et pour ma part, je suis persuadé que dans la civilisation où nous vivons, c'est souvent la valeur symbolique qui l'emporte. Plus un produit, surtout dans la civilisation de l'immatériel dans laquelle nous sommes entrés, où les marchandises les plus répandues sont et seront celles de l'esprit, ce que j'ai appelé à ma manière la civilisation nootique, de même que la civilisation industrielle était fondée sur la matière première, le fer, l'acier, la civilisation nootique est fondée sur la matière grise. Les valeurs de l'esprit, véhiculées à travers le livre, la disquette informatique, la vidéo cassette, le programme télévision... contiennent souvent une part essentielle de valeurs symboliques ; c'est la beauté qu'on vend, c'est la jeunesse qu'on vend, c'est la puissance qu'on vend, c'est le rêve qu'on vend. Quand on aborde ces domaines immatériels, on s'aperçoit bien qu'il n'y a plus de frontières entre les cultures au sens classique du terme et que nous devons avoir ses pieds bien au sol, et ses deux pieds, l'un ancré dans les réalités technico-commerciales et l'autre ancré dans la réalité culturelle. Voilà pourquoi il faut féliciter du fond du cœur l'Inspecteur Jean Marcel LAUGINIE, qui avec une foi et une compétence rares, avec un zèle, une conviction, une ardeur inégalés, a pendant des années su mobiliser les énergies, associer des responsabilités publiques et privées et surtout des partenaires français et francophones, dans tous les pays de la communauté francophone mais aussi et de plus en plus, c'est à noter pour cette année, des pays en dehors de la communauté francophone, mobiliser toutes ces énergies pour promouvoir l'excellence dans la langue des affaires, la vitalité, la créativité, la justesse, la rigueur dans cette langue.

Je remercie du fond du cœur tous les lauréats, je remercie M. Jean Marcel LAUGINIE pour sa passion ; je remercie tous ceux, lauréats et organisateurs de ces manifestations, qui œuvrez pour l'enrichissement de la langue française et des autre langues, dans la mesure où je suis un ardent militant de la francopolyphonie, notamment de cette arabofrancophonie pour laquelle je milite et à propos de laquelle M. Jacques TOUBON lui-même avait utilisé le terme dans un débat à l'Assemblée nationale.

Donc, je vous remercie tous et je vous rappelle que dans les temps souvent difficiles que nous vivons, où il n'est pas toujours aisé de trouver son chemin et a fortiori un chemin d'espérance, il faut en revenir à des considérations simples. Un proverbe sénégalais dit : « Quand tu hésites sur le chemin à emprunter, regarde d'où tu viens ». Nous venons à travers un chemin qui s'appelle éducation mais que l'on peut baptiser également civilisation, c'est-à-dire ce qui embellit la vie de l'homme et pour continuer à citer CONDORCET, « lui procure des plaisirs toujours purs, dont la jouissance s'accroît à mesure qu'elle se partage ». TOYNBEE, le philosophe anglais, ne disait-il pas "Toute civilisation est une course de vitesse entre l'éducation et la catastrophe" ?

Merci, merci mille fois.

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