Conférence de Jean Marcel LAUGINIE,

Président de l'association Actions pour promouvoir le français des affaires


LE FRANÇAIS DES AFFAIRES

Conférence présentée par M. l'Inspecteur Pédagogique Régional Jean Marcel LAUGINIE (Académie Orléans-Tours),
Membre de la Commission Ministérielle de Terminologie Économique et Financière,
Président de l'APFA (Actions pour promouvoir le français des affaires)

au troisième Congrès National des Professeurs de Français
à San Salvador de Jujuy, le 21 septembre 1995


Votre Présidente, Délia GOMEZ RUBIO, avait découvert notre association l'APFA peu de temps après sa création en 1984. Une relation approfondie s'est établie par lettres, téléphone et télécopie à tel point qu'à mon arrivée avant-hier soir j'ai reconnu Délia immédiatement sans l'avoir jamais vue !

L'APFA avait eu également d'autres relations avec votre pays en 1989 ; en effet, comme je vous l'expliquerai tout à l'heure, nous décernons des Mots d'Or à des professionnels. L'un des premiers lauréats dans la catégorie des journalistes a été, en 1989, Bertrand CALMY pour un article remarquable sur la première Journée du français des affaires. Or, quand il m'a écrit pour nous remercier de cette distinction, j'ai découvert que Bertrand CALMY était un Attaché linguistique en Argentine !

Ces heureuses coïncidences devaient aboutir un jour à un renforcement des relations de l'APFA avec vous toutes et vous tous. Ce jour est arrivé grâce à Délia.

Votre Présidente m'a signalé que le sujet le plus intéressant serait "Le français des affaires"  mais je pense que, parmi vous, certaines et certains en ont déjà une bonne pratique. Pour d'autres ce sera plutôt une initiation, sinon une découverte, comme j'ai pu le constater cet après-midi, en m'entretenant avec des professeurs. J'essaierai de parler pour tout le monde. Vous devrez m'excuser si mes propos sont trop généraux ou trop spécialisés et n'hésitez pas à m'interrompre par vos questions en cours d'exposé. Je vous promets également un débat à la fin.

- I - Je vous propose de commencer par une première question générale : EXISTE-T-IL UN FRANÇAIS DES AFFAIRES, et, d'une manière générale, UNE LANGUE DES AFFAIRES ?

Qu’appelle-t-on les affaires ? D'une façon simple, on peut dire que les affaires sont un ensemble cohérent d’activités qui regroupe toutes les activités économiques : industrielles, agricoles, commerciales et financières. Cette idée de cohérence est importante.

Il est facile de répondre à la question "existe- t-il une langue des affaires ?" Oui, bien sûr, la réponse est positive, puisque la spécificité de cette langue c'est d'être la langue des acteurs de ce monde des affaires et cette langue est tout simplement la langue de ces acteurs.

Mais je crois qu'en définitive c'est une bonne façon d'attaquer ce problème, quel que soit le public. Il est important de commencer par les choses les plus simples. Il y a donc - puisque cette langue c'est la langue des acteurs des affaires - un français des affaires, mais aussi un argentin, un espagnol des affaires, un bulgare des affaires, un américain des affaires, un anglais des affaires. L'existence d'une langue des affaires entraîne une deuxième question générale, que je vous propose :

- II - LA LANGUE DES AFFAIRES, COMMENT SE FORME-T-ELLE, COMMENT SE FABRIQUE-T-ELLE ?

Je partirai d'une comparaison avec la formation des prix sur le marché. Comment se forme un prix sur le marché ? Vous le savez, vous en avez entendu parler, un prix c'est la résultante des propositions des vendeurs, qu'on appelle les offreurs, et des propositions des demandeurs, c'est-à-dire les acheteurs, le prix c'est la résultante de ces séries de propositions. Par analogie avec cette formation des prix, je crois qu'il est intéressant de dire que la langue des affaires se forme au point de rencontre de la langue des offreurs et de la langue des demandeurs, dans ce choc entre la langue de ceux qui veulent vendre et la langue de ceux qui ont des besoins à satisfaire. On pourrait le faire d'une façon plus détaillée, c'est-à-dire qu'on pourrait se demander qui est qui parmi les offreurs : comme vous le devinez, il y a les producteurs, les distributeurs ; du côté des acheteurs, des clients, des consommateurs, des prescripteurs également. La langue des affaires étant ainsi définie comme point de rencontre de la langue des offreurs et la langue des demandeurs, on constate, mais pour vous ce n'est pas une découverte, parce que vous, vous êtes des linguistes - moi, je ne le suis pas - que la langue des affaires, comme toutes les langues, est une langue sous influence ; ce qui est intéressant ici c'est de se demander sous quelles influences ; il y a les influences des multiples environnements de l'entreprise ou plutôt du marché. En complétant le schéma avec les différents environnements, vous aurez les éléments qui influencent le français des affaires, la langue des affaires.


Schéma


On distingue en général quatre environnements (mais nous pouvons en prendre cinq ou plus) mais, là aussi, je crois qu'avec des élèves et des étudiants c'est passionnant à étudier cette série d'environnements, à étudier le processus parce qu'on montre comment se nourrit la langue des affaires, comment elle vit et combien il est important de chercher ce qui vient de la culture d'origine ; tout à l'heure, j'ai rencontré des collègues qui me disaient : "moi, je communique uniquement à travers la culture humaniste, enfin, les humanités", et je leur ai dit qu'il ne peut pas y avoir cette division-là, parce qu'on a besoin d'elles pour nourrir cette langue des affaires.

Parmi les influences des environnements, vous avez, par exemple celles des médias, la radio, la T.V., la presse.

Le deuxième environnement qui influence fortement la langue des affaires, c'est tout l'environnement économique et juridique : le droit influence la langue des affaires, l'économie, la vie économique, la monnaie, par exemple, influencent la langue des affaires et vous avez un autre environnement, c'est l'environnement culturel : toute la culture, de la culture de base classique à la culture sociologique, par exemple le choix des styles de vie ; les styles de vie sont entrés dans notre langue des affaires et influencent ce qui se passe à la conjonction de ces deux ensembles et puis, un autre environnement, c'est la langue des affaires qui est influencée par ce qu'on appelle la macroéconomie, c'est-à-dire toutes les théories économiques générales sur l'inflation, la formation des prix, par exemple, sur les échanges internationaux, mais également la micro-économie, c'est-à-dire ce qui se passe au niveau des entreprises.

Ce qui est intéressant, c'est l'influence de ces environnements sur la langue des affaires à travers les siècles et je dirai même des millénaires. Je crois que vous, qui êtes professeurs de français, je crois que la vous avez une façon d'entrer dans ce monde de la vie économique, très agréable, car elle part de votre culture historique et littéraire.

On applique une méthode simple : on porte sur un axe des temps les périodes et les faits pour décrire comment la langue des affaires a été influencée suivant les siècles. Ce qui serait intéressant à faire, je ne l'ai pas fait, ce serait que vous le réalisiez pour l'Argentine. Que s'est-il passé dans votre langue économique, commerciale depuis un point de départ le plus éloigné possible ?

Voici, pour la langue française, le découpage que je retiens : on prend toutes les époques : les acteurs de la préhistoire, ensuite les Crétois, les Phéniciens, les Grecs, et les Romains, puis on voit ce qui s'est passé en Orient ; parce que, vous savez, l'Europe s'est endormie à l'époque du Moyen Âge, tandis que l'Orient s'est développé fortement, et c'est passionnant à vérifier l'évolution de la langue. En France, au Moyen Âge, il y a cette période qu'on appelle l'économie domaniale fermée avec seigneurs : quelle langue avaient-ils et avec la langue commerciale, que se passait-il ? Ensuite, vous avez une époque un peu plus longue, celle de l'économie artisanale urbaine et après vous arrivez à l'époque plus récente de l'économie libérale, du capitalisme libéral et puis l'époque actuelle qu'on peut qualifier d'économie capitaliste dirigée, d'économie de marché, d'économie planifiée libérale.

Qu’en est-il également chez vous. Ce sont des recherches passionnantes pour vos élèves. Je crois que la pédagogie, dans ce domaine-là, doit être inventive.

Je voudrais donner simplement un exemple : à l’époque ancienne, la langue des affaires servait à désigner tout ce qui est précieux : les métaux précieux, les épices, et au tout début les silex jaunes du Grand Pressigny (Touraine) ; avec les Grecs et les Romains, vous avez tous les mots de la marine qui arrivent et des matières transportées ; si nous prenons l’époque de Napoléon, c'est la langue du droit codifié qui prédomine. Voici un exemple sur l'Orient, pour vous montrer combien il est riche d'étudier la langue des affaires dans les différents pays. On a toujours pensé que c'est en France, où on croit toujours qu'on est le meilleur, qu'on avait inventé les grands magasins ; j'ai toujours enseigné pendant des années que le premier grand magasin dans le monde était "Le Bon Marché", en 1852. Et bien, cet ouvrage que je vais présenter demain à la cérémonie, avait été traduit d’abord en anglais et ensuite de l'anglais au français. Dans ce cas, ces deux traductions successives ont fait, on dit justement que traduire c'est trahir, que la vérité qui est dans ce livre n'est pas apparue et il a fallu attendre qu'un spécialiste français de la langue japonaise, M.  René Sieffert, traduise cet ouvrage il y a environ une dizaine d'années, pour découvrir qu'en 1673, c'est-à-dire presque deux siècles avant 1852, les Japonais avaient créé des grandes surfaces identiques aux grands magasins avec la liberté d'entrée, avec les prix affichés, qui sont les deux grandes caractéristiques d'un grand magasin. Cette étude dans le temps de la langue des affaires conduit naturellement à nous poser une troisième question, qui reste générale  :

- III - LA LANGUE DES AFFAIRES, COMMENT A-T-ELLE ÉVOLUÉ RÉCEMMENT ?

Comment a-t-elle évolué depuis, disons, 30 à 40 ans, et depuis une dizaine d'années ? Quelles sont les évolutions qui ont marqué récemment, qui marquent actuellement et qui marqueront dans le futur cette langue ?

La plus importante de ces évolutions est extérieure à l'entreprise et nous allons essayer de la situer : c'est l'importance heureuse des médias, c'est la place de l'information, de la communication ; grâce aux médias, les professionnels que j'aime bien appeler les cercles d'initiés, c'est-à-dire les personnes compétentes, les acteurs du monde technique, ce groupe-là ne peut plus être propriétaire de ses mots, c'est, une évolution gigantesque, ces mots sont diffusés très rapidement auprès du grand public, auprès des étudiants également, auprès des jeunes élevés dans les classes du niveau 5°/6° et, que se passe-t-il ? Ce n'est pas aux journalistes à faire l'effort d'interprétation des mots, on dit qu'ils sont passeurs de mots : grâce à eux les mots deviennent connus pais de façon brute et abrupte, tels quels ; la conséquence c'est que ces mots sont souvent accompagnés de flou et d'ambiguïté ; on a un exemple qui est célèbre en France : on évoque "les dérives de ce pauvre marketing", quand on devrait parler de mercatique. Il y a vingt ans, hélas, il n'y avait pas d'études sur les mots ; ce mot "marketing" est arrivé tel quel et il en est résulté le tout et son contraire. Ce mot-la, qui fait référence aux besoins du client, ce qui est tout à fait le sens rigoureux de la mercatique, de mercatus (le marché), vous savez, el mercado, le goût du client, mais comme il n'avait pas été défini précisément, vous pouvez le constater encore, il signifie tout autant la manipulation de ce même client. On ne peut pas bâtir des théories commerciales solides sur un tel concept aussi flou. Beaucoup de termes arrivent en France, je ne sais pas ce qu'il en est exactement chez vous ; j'ai l'impression que vous avez un ciment de langue qui est très fort.

Parmi les termes qu'il faut traiter, en voici deux : le "disquetting", le "bus catalogue", qui sont récents dans nos revues. En octobre 94, un article paru dans "Le Monde" présentait la mise en place d'un gouvernement d'entreprise à la Lyonnaise des Eaux ; il y a dix ans on aurait lu "corporate governance" : on se rend compte qu'un travail de fourmi, pied à pied, finit par porter ses fruits au bout d'un certain nombre d'années et c'est quelque chose de très agréable. "Intelligence économique" vient du "business intelligence service", faut-il s'en contenter ? "lntelligence Service" veut dire plutôt chercher des renseignements d'une façon discrète. La notion de "veille concurrentielle" est plus appropriée.

"Manager", d'un vieux terme français, "maneger", conduire habilement les chevaux au manège", a été reprise par ls Anglo-Saxons pour l’appliquer à l’entreprise : "conduire habilement les entreprises" ; mais on le prononce à la française tout comme manageur. Citons, dans la presse professionnelle, un article sur des camions aux E.U. qui distribuent des objets de porte à porte. Les Américains étant en panne de néologisme, nous les appelons des magasins ambulants sans passer par une langue étrangère. Donc, voilà l'importance de tous ces médias.

La deuxième évolution qui influence fortement la langue des affaires depuis 40 ans, c'est plutôt une prise de conscience qui est aussi externe à l'entreprise et qui relève de la macroéconomie : c'est la prise de conscience du rôle de la langue pour clarifier les espaces économiques ; cette notion d'espace économique provient d'un des grands économistes français, François Perroux, qui nous a quittés il y a quelque temps ; les espaces économiques, ce sont les champs d'action des entreprises ; oublier que la langue peut être un critère efficace pour définir des espaces économiques homogènes, c'est certainement un handicap souvent rencontré chez nos entrepreneurs et qui est renforcé par la règle bien connue du praticien, la technique suit la langue ; ainsi, si une nouvelle technique est écrite en anglais, on considère que c'est une technique anglaise.

Il me semble que l'argentin (le castillan argentin) apparaît comme un critère solide, mais vous êtes mieux au courant que moi.

Enfin, la troisième évolution de ces dernières années est liée à l'efficacité du management. Un manageur est efficace quand, par exemple, il est capable de définir des objectifs et de les réaliser. Trois faits sont intervenus :

1°.- le client : on a mis longtemps à découvrir que le client est au centre de l'entreprise. Je crois que ce n'est pas la peine de développer beaucoup, c'est la naissance de ce qu'on appelle la conscience mercatique de l'entreprise qui, d'ailleurs, est d'origine américaine. Et les relations avec le client se fondent, d'abord, sur la langue ; donc, cette prise de conscience que le client est au centre de l'entreprise fait que la langue, également, est au centre de l'entreprise. À l'image de ce philosophe français, Condillac, qui disait qu'une science c'est d'abord une langue bien faite, nous pensons justement que dans la partie économique, la partie commerciale, l'action commerciale, le management c'est d'abord une langue bien faite. Or, c'est la langue du client. Je vais vous donner un exemple découvert lorsqu'on a remis le Mot d'Or à Valence, en Espagne. Le Consul Général de France était venu à la cérémonie et il me racontait que quelques mois avant il y avait eu un Salon International à Valence et ce salon portait sur l'irrigation avec, pas très loin les uns des autres, un stand de produits néerlandais et un stand de produits français. À la fin du Salon, le Consul de France constatait que les affaires avaient été fructueuses, avaient prospéré sur le stand néerlandais tandis que le stand français avait souffert ; il s'est intéressé aux notices qui étaient présentées, ce qui y était inscrit, ce qu'on offrait au public  sur le stand néerlandais, les notices étaient en valencien, non en castillan : ils faisaient une exposition à Valence, c'était du valencien ; sur le stand français, les notices étaient uniquement en anglais ! II est certain qu'ainsi on peut déplaire en profondeur à un pays ; la "tierce langue" est certainement utile pour chercher une rue, pour "se débrouiller", mais pour prospecter ce n'est pas suffisant. Nos exposants l'avaient oublié, ce qui coûte cher. Cette place centrale accordée au client conduit à la reconnaissance d'un indispensable "alter" linguisme, c'est un néologisme ; j'en discutais avec un ami, Loïc Depecker qui travaille à la Délégation Générale à la Langue Française et je lui disais qu'il faudrait trouver un néologisme pour traduire cette nécessite de parler la langue de l'autre, il m'a proposé ce terme d' "alterlinguisme", une forme de plurilinguisme et non de multilinguisme. Hier après-midi, notre Ambassadeur, l'Ambassadeur de France, affirmait qu'un pays qui exporte ne peut pas faire l'économie du plurilinguisme. Il l'a dit hier, et je crois que c'est une profonde vérité ; nous en reparlerons tout à l'heure avec le mythe de la monolangue.

2°.- Deuxième clé qui influençe l'entreprise, qui influence le management, c’est une nouvelle conception intellectuelle pour bien comprendre les affaires : le paradigme de la culture d'entreprise met toute l'histoire de l'entreprise au centre de la réflexion et très rapidement on rencontrera le ciment de la langue.

3°.- Une troisième influence, c’est l'exigence de la transparence contractuelle. La langue des contrats a été le thème d'une Journée du Français des Affaires ; les avocats qui le présentaient en étaient arrivés à la conclusion de la nécessaire triple unité de la langue ; la langue des contrats doit être la même que la langue du droit applicable et doit être la même que la langue du procès. Bien sûr, tout ceci selon la langue des acheteurs. C'est une façon de respecter la langue de l'autre. Donc on peut dire, en conclusion de cette partie que ce mariage entre la langue et le management ne doit pas nous étonner, c'est une heureuse évolution de nos sociétés, qui place de plus en plus, de mieux en mieux l'homme en son cœur pour l'information, l'écoute, le respect de la dignité de chacun.

- IV - Enfin, la quatrième partie dans cet exposé, OÙ EN EST-ON MAINTENANT, QUELLE EST LA SITUATION ACTUELLE DU FRANÇAIS DES AFFAIRES ?

Une langue, c'est quoi ? C'est de la terminologie, plus de la grammaire, plus du style. Pour la terminologie, ce sont les études les plus approfondies aujourd'hui ; pour la grammaire, rien de particulier ; la langue des affaires doit obéir à la syntaxe, à la morphologie de la langue classique car si elle n'obéit pas, c'est elle qui a tort et c'est pourquoi vous êtes au cœur de nos problèmes en faisant respecter cette syntaxe, cette morphologie. Autrement, on ne se comprendra plus dans quelques années.

Dans tous les secteurs, pour le style, la manière de s'exprimer, le monde des affaires, vous savez, est caractérisé par un style bref, concis, clair, efficace ; ce sont les caractéristiques de la langue française, mais qui sont fortement accentuées dans le monde des affaires ; il y a beaucoup de déviations que nous combattons en harmonie avec nos collègues de français : c'est l'abus des abréviations et des impropriétés ; par exemple "suite à” ; dans beaucoup de lettres dans les affaires vous avez "suite à" ; bien sûr, quand on dit à ceux qui l’écrivent que "suite à" signifie "à la queue leu leu", ils sont très ennuyés et mettent au moins "à la suite de".

Pour le vocabulaire, l’erreur serait de se contenter d’une photographie des mots, des termes à découvrir sans les intégrer dans un ensemble. Il est fondamental de les intégrer, par exemple, par domaine : la communication, la publicité, la mercatique, la gestion, l’appareil commercial… de telle sorte que ces termes soient situés dans un contexte structuré. Pour l’exportation, voici un terme qui appartient au cercle des initiés : "incoterms" : "international commercial terms". Or, c'est un "faux ami", "terms" signifiant "conditions" et non termes ! L'équivalent officiel est "Conditions Internationales de Vente" (CIV). Vous avez entendu parler du GATT (General Agreement on tarifs and trade). On avait l'équivalent français, l'AGETAC (Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce) qui est arrivé trop tard. Le GATT disparaît et vous voyez combien l'action pied à pied est importante, ce n'est pas le terme étranger qui est apparu ; ce qui est apparu en France c'est l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce) ; c'est une victoire car si l'emploi d’AGETAC n’a pas pu être généralisé, on a gagné dans la phase suivante avec l'OMC ; c'est pareil pour le marché commun des pays de l'Amérique du Nord, l'ALENA. Donc, la langue va répondre à ces impératifs. Mais les affaires, ce sont aussi des stratégies à long terme, ce sont aussi des relations internationales, de longues négociations, c'est une réflexion permanente sur l'évolution, le devenir de l'entreprise. Et la langue, là aussi, doit être présente. En conclusion sur ces deux façons de représenter les affaires, la langue doit traduire ce que doivent être les affaires ou plutôt ce que doit être la démarche des affaires et c'est là où la réflexion est délicate ; c'est quoi la démarche des affaire ? Je dirai que ce n'est pas la démarche de la science ; certains l'ont pensé. Ce n'est pas la démarche de l'art, certains l'ont pensé aussi : on a dit que vendre c'est un art ; ça se discute ; mais, à mon avis, si c'est un art, ce n'est pas tout a fait un art, si c'est une science, ce n'est pas tout à fait une science ; alors, c'est quoi ? Nous pensons que la démarche des affaires est la démarche de l'action. Et c'est quoi la démarche de l'action ? C’est la démarche de la mercatique ; c'est parce qu'on a des besoins que l'on crée. des produits et que l’on adapte la production de l'entreprise à ces besoins en assurant le suivi ; la langue, elle, est en permanence présente à chacune des étapes.

-  V - QUEL PEUT ÊTRE LE RÔLE DES ENSEIGNANTS AU SERVICE DE CETTE LANGUE DES AFFAIRES ?

L'action pédagogique est fondamentale pour faire comprendre
que la langue des affaires est la langue de l'efficacité ; elle doit traduire la démarche de la mercatique, c'est-à-dire qu'il faut que ce soit une langue adaptable et rigoureuse. À cette fin, l'action pédagogique doit être éclairée par la disparition de deux grands mythes :

Premier mythe : ce qu'on appelle le mythe du spontanéisme : il consiste à dire qu'une langue serait un rassemblement d'éléments spontanés. Or, la langue courante est une langue qu'on a mis des années à acquérir et à enrichir. Je ne vois pas pourquoi, parce qu'on est dans le monde des affaires, il faudrait qu'on ingurgite des termes sans les comprendre ; donc, tout le travail de pédagogie qu'on fait est fondamental, et le mythe du spontanéisme doit disparaître.

Le second mythe est celui de la monolangue : Claude Hagège en France, éminent linguiste, dit que c’est un mythe, il parle de "l'illusion de la Langue Universelle". Le développement des techniques de traduction, la généralisation des "traductrices" devront faire disparaître ce mythe. Je crois que ce mythe de la "monolangue" a vécu : toutes les personnes sérieuses qui réalisent des contrats importants dans le monde des affaires savent bien que c'est un mythe et qu'on "ne passera pas", comme on dit, qu'on ne gagnera, qu'on n'obtiendra la confiance de l'autre que si on parle la langue.de l'autre.

Un deuxième élément : l’action pédagogique doit mettre en œuvre les explications précédentes de la première partie, en particulier pour le vocabulaire ; je crois que parler de la langue des affaires quand on est professeur de français, c’est d'abord introduire ce français des affaires dans un ensemble, dans des ensembles, car le risque, le piège, c'est de faire ce que j'ai l'habitude d'appeler une pédagogie à trous, vous savez, de creuser des trous et dans les trous on met des mots ; ce n'est pas intéressant d’agir ainsi ; ce n’est pas formateur, donc il faut réintroduire cette étude dans la culture tertiaire qui prend en compte le passé, le présent et le futur. Je vous conseille d’utiliser ces ouvrages, car tout professeur de français est à même de lire des ouvrages d'initiation économique ; je crois que c'est beaucoup plus riche pour enseigner le français des affaires que des ouvrages avec une pédagogie à trous.

Ensuite, un troisième élément : l'action pédagogique doit expliquer les évolutions terminologiques. C'est la suite du travail des commissions de terminologie et de la Délégation générale à la langue française. C'est ce que j'appelle la pédagogie du mot nouveau. Il y a des mots qui sont créés, mais ces mots, on ne les accompagne pas assez d'une pédagogie pour les expliquer. En conséquence, ce mot va disparaître rapidement parce qu'on ne sait pas pourquoi il a été créé, à quoi il sert ; que va-t-il devenir ? Un mot mort ; c’est le rôle des ouvrages d'initiation, c'est le rôle des programmes, c'est le rôle de notre association aussi, d'expliquer l'origine des mots, c'est ce que je vous disais tout à l'heure, mercatique, mercatus, le marché, que l'on rencontre dans les pays latins, vous avez la bougette pour le budget, c’est très agréable à enseigner. Je peux vous donner d'autres exemples, avec le consumérisme, la consommaction, avec le sponsor, sponsoriser, le mécénat. Notez qu’hier l'Ambassadeur de France parlait du mécénat, il n'a pas parlé de sponsor, il aurait pu, mais il a dit le mécène, très simplement. Au sujet du terme japonais, KANBAN (c'est de la terminologie), il a été traduit rapidement par les entreprises par "juste-à-temps" : conséquences : "juste-à-temps" était trop large, le kanban c'est une technique à l'intérieur du concept, de la technique plus générale du "juste-à-temps" ; conséquences : il y a eu une ambiguïté pendant des années en France sur ce qu'était réellement le kanban ; si on avait fait un effort pour en connaître le sens en japonais on aurait découvert que kanban veut dire étiquette et que c'est la petite étiquette que l'on met sur le chariot qui arrive au poste de travail lorsqu'il n'y a plus assez de pièces ; on marque dessus le nombre de pièces dont on a besoin et il repart vers le magasin pour être immédiatement réalimanté. On aurait tout de suite compris tandis que là, on a un problème d'équivalence : l'équivalent est important car ce n'est pas le fait d'avoir un équivalent, c'est le fait de savoir ce qu'il signifie, d'abord. Vous avez également tout le travail sur les termes qui exigent une grande rigueur de définition, "auxiliaires ou intermédiaires" ? Par exemple, "prospectable ou prospecté" ? "politique ou stratégie" ? "circuit ou canal" ? Vous avez un magnifique travail à faire. Dans cette pédagogie du mot nouveau, l'action pédagogique doit s'attacher à rendre le style de la langue dans les affaires encore plus rigoureux car elle doit répondre aux exigences d'une langue de l'action.

Cette langue de l'action doit être une langue accessible rapidement, riche et précise comme les autres langues et encore plus, peut-être : le flou et l'ambiguïté n'ont pas de place dans l'entreprise et s'il y a des pertes de productivité, c'est souvent dû à cela ; cette langue doit assurer la compréhension, le respect, le respect de l'autre, respecter le client, c'est "le zéro mépris".

Enfin, l'action pédagogique, ce sont des initiatives à développer, par exemple, créer un vivier de termes, je crois qu'il faut faire une prospective terminologique et là, on a besoin de vous, Professeurs de français. Je vous donne un exemple : la Compagnie IBM est arrivée en France en 1954 avec la volonté de s’adapter au public français : on ne va pas parler de "computer", il nous faut un équivalent français ; elle s'est adressée à un grammairien de la-Sorbonne, Jacques Perret qui, trois mois après, a écrit au Président d'IBM (IBM est un de nos premiers adhérents, avec un comité de vocabulaire remarquable) : "Monsieur, que penseriez-vous d'ordinateur ?", et il a expliqué pourquoi ordinateur lui paraissait l'équivalent le plus raisonnable. IBM, dans sa sagesse, a décidé de suivre le spécialiste de la langue ; en conséquence, tout le monde utilise ordinateur en France actuellement et je vous garantis que s'il n'y avait pas eu IBM, ce terme ne serait pas né. Il faut convaincre les entreprises, les utilisateurs des mots, de l'intérêt à travailler dans la culture du pays, et là, pour convaincre, c'est un exemple assez extraordinaire. Donc, développer un vivier de termes, les commissions de terminologie sont là pour cela ; en France on a la chance d'avoir une commission ministérielle de terminologie économique et financière qui fait un travail important ; demain, à la cérémonie on aura des documents comme celui-ci : le 7ème arrêté de terminologie où il y a les définitions, des équivalents pour les termes récents dont on a besoin et un professeur de français en a autant besoin qu'un professeur d'économie, ou qu'un élève de 6ème ou qu'un chef d'entreprise. Les élèves de 6ème, si on ne leur a pas expliqué l'équivalent de "computer", de quoi parlerait-t-on dans les cours de récréation ? On parlerait"computer", on entendrait "as-tu acheté ton software ?", mais non, on parle de logiciel, vous voyez que c'est récent, 15 ans : IBM a fait école ! Le logiciel, pour le software c'est 1980 et tout le monde est heureux ! Nous avons des amis anglais, membres de l'association, qui disent : "Enfin ! notre langue anglaise n'est plus abîmée, notre langue anglaise reste ce qu'elle aurait dû rester", c'est-à-dire une langue de culture moderne qui ne veut pas dire n'importe quoi. On comprend mieux le software nord-américain, parce qu'on a logiciel ; ce n'est pas parce qu'on a des équivalents que c'est un appauvrissement de l'autre langue, c'est un enrichissement au contraire.

Donc, développer un vivier de termes, également diffuser massivement les mots nouveaux ; la diffusion massive des mots nouveaux, c'est le rôle des médias et vous avez des journalistes, en France en tout cas, qui font un travail tout à fait remarquable : la presse française, par exemple, quand nous faisons "Le Mot d'Or" dans les Académies, en parle et nous n'avons jamais de propos désagréables. Par exemple, les titres d'il y a dix ans, "On chasse l'anglais de France", traduisaient mal ce qu'on voulait faire ; mais actuellement les titres sont "L'amour des mots", "Travailler mieux dans les affaires", etc.  c'est-à-dire qu'on est arrivé à convaincre les médias de l'intérêt de ce travail. Nous avons développé une pédagogie du mot nouveau dans toutes les langues et ceci je vais vous le montrer : voici ce dépliant, par exemple : nous avions pensé qu'il fallait que les mots nouveaux soient portés par un très joli support, cela coûtait un peu plus cher, peut-être, mais c'était un choix à faire ; vous savez qu'en France, la terminologie n'est pas l'affaire de tout le monde ; on l'imagine bien, c'était difficile ; alors, il y avait deux solutions : proposer un document sur du mauvais papier et, bien sûr, qui coûte peu cher, mais qui aurait entraîné une mauvaise image. On a pensé qu'il fallait, comme tout bon produit, qu'il ait quand même un coût, c'est un papier d'une excellente qualité, qui ensuite reçoit un pelliculage, ce qui fait qu'il s'abîme très difficilement et on peut le consulter à n'importe quel moment. Après, on a pensé qu'il fallait montrer que notre travail pouvait avoir lieu dans toutes les langues, dans le même dépliant ; on a mis 70 mots, 35 mots courants du monde des affaires : acheter, vendre, besoin, et puis 35 autres, nouveaux, chevalier noir, chevalier blanc, mercatique, publipostage ; on a demandé à des sympathisants, des collègues passionnés dans les autres pays de bien vouloir y travailler ; ils l'ont fait bénévolement ; on a eu 34 participants," 34 amoureux "de leur langue et de la langue des affaires ont fait ce travail impressionnant : si on utilise un mot qui n'est pas de la culture de la langue, de la culture du pays, on a mis un blanc, pour susciter un effort de recherche, un effort d'imagination ; dans cette première édition il y a une trentaine de blancs, je suis persuadé que dans la prochaine édition il n'en restera qu'une quinzaine, on aura diminué de moitié les blancs par la créativité terminologique. Donc, c'est bien expérimental. La pédagogie du mot nouveau, c'est aussi la pédagogie du goût d'entreprendre, qui s'exprime à travers l'épreuve du Mot d'Or à laquelle vous avez bien voulu participer cet après-midi. Et je crois que vous pouvez encourager vos élèves, vos étudiants, à vivre cette aventure en 1996. Tous les ans, à Paris, nous faisons une Journée du Français des Affaires ; cette année le sujet est justement le plurilinguisme ; dans la deuxième partie de l'après-midi on remet le Mot d'Or à des professionnels, mais également à des élèves et des étudiants qui représenteront 2l pays cette année. C'est une autre action de notre association.

En conclusion, je veux vous dire que chaque langue des affaires est spécifique, j'e père vous en avoir convaincus, et dérivée d'une culture nationale, d'une culture d'entreprise. Encore un exemple : " raider" aux États-Unis, si vous voulez choisir un équivalent en français pour "raider", dans la culture américaine, vous êtes obligé de parler d'un vautour, d'un prédateur, c'est vraiment un comportement très méchant, tandis qu'en France on n'a pas pu aller plus loin qu'un attaquant ; prédateur, ne correspondait pas à la mentalité française. En Argentine, j'ai remarqué que vous avez des "super-mercados", vous auriez pu avoir des "super-markets", comme dans beaucoup de pays, mais en plus, ils sont assez extraordinaires parce qu'ils ont leur caractéristique propre : ils ont une vitrine, et c’est une réussite. Enfin, pour les enseignants de la lLangue des affaires, il faut renforcer ce mouvement de la prise en compte, par leur langue maternelle, de tout ce qui est moderne et c'est là, où les Professeurs de Français doivent être les premiers à agir. Une langue qui ne prend pas en main la modernité est une langue qui entraînera le déclin de la civilisation qui la porte dans 50, 100 ans, c'est certain. Prendre en main la modernité dans sa langue et dans sa culture, c'est développer le plurilinguisme; qui est, heureusement, inévitable : il y a dix ans je ne vous aurais pas parlé ainsi, maintenant j'en suis convaincu ; accélérer sa venue ne pourra être que bénéfique.

Nous souhaitons que nos deux langues, l'espagnol et le français, s'engagent dans ce chemin d'avenir avec enthousiasme et rigueur.

Merci de votre attention... Muchas gracias !

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