POPULATION ET RESEAUX LINGUISTIQUES

Jean-Claude CHESNAY

Directeur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED)


Vous savez ce qu'est la démographie, je pense ; c'est une forme de comptabilité humaine, vous êtes habitués à la comptabilité financière, mais derrière la comptabilité financière, généralement vous avez une comptabilité humaine, on l'ignore régulièrement ; la démographie est un peu la science des organisations humaines. Les organisations humaines, cela peut être les nations, les religions, les civilisations, cela peut être des langues.

Si vous regardez l'histoire, vous voyez vraiment que c'est la démographie qui trace le destin des grands ensembles, qu'ils soient commerciaux, linguistiques, ou autres. L'exemple que j'ai dans la tête, c'est l'exemple allemand. Vous savez que le grand homme de l'Allemagne du XIXème siècle a été le chancelier Bismarck, le grand homme de l'Allemagne du XXème siècle, ce sera Helmut Kohi, tout le monde est d'accord. Du temps de Bismarck, il n'y a pas si longtemps que cela, l'Allemagne était un pays extrêmement prolifique, nous en savons quelque chose en France, parce que les excédents démographiques de l'Allemagne sont venus à plusieurs reprises se déverser chez nous et l'Allemagne nous a même pris une partie de notre territoire. Du temps de Bismarck, la fécondité était très forte, elle était si forte que si elle était restée à ce niveau pendant deux siècles, l'Allemagne aurait vu sa population multipliée par dix. Le nombre d'Allemands ne serait pas 80 millions comme il l'est maintenant, il serait beaucoup plus important et en l'an 2100, il atteindrait 600 millions. L'Europe serait entièrement allemande si la fécondité allemande était restée comme au temps de Bismarck.

L'Allemagne de Kohi est dans une situation totalement différente, elle est dans une situation de déficit démographique. Si sa situation restait ce qu'elle est depuis 20 ans, vous savez ce que deviendrait l'Allemagne ? Si elle restait comme cela pendant deux siècles, la population de l'Allemagne serait divisée par dix. Elle est de 80 millions, elle deviendrait 8 millions. La démographie, c'est vraiment le destin.

Maintenant je vais faire une illustration sur le destin des langues. La langue française, vous le savez, était la langue dominante dans le monde jusqu'au XVIIIème siècle, parce que la fécondité française était une fécondité relativement élevée jusqu'à la fin de la révolution. La fécondité française s'est écroulée à partir de la révolution et la fécondité anglaise, elle, a augmenté de façon massive à cause de la révolution industrielle. Alors les Anglais, vous savez combien de personnes il y avait au Royaume-Uni en 1750 ? 6 millions. Combien y avait-il de Français en face ? 30 millions.

Vous comprenez, il y avait une disproportion démographique. La langue anglaise était parlée par quelques millions de personnes, au XVIIIème siècle. Vous savez par combien de personnes elle est parlée maintenant ? Plus de 400 millions et c'est essentiellement à cause de la différence de fécondité à l'avantage de l'Angleterre qui a duré pendant plus d'un siècle ; les Anglais ont fait deux enfants de plus dans chaque famille que les Français et tout s'est joué là. Ils ont pu exporter leur surplus démographique vers les nouveaux mondes, nous n'avions pas de surplus démographique et on était plutôt en situation de manque. Ils ont exporté une dizaine de millions d'émigrants qui ont implanté leur langue, en Australie, en Nouvelle Zélande, en Afrique du Sud, dans des parties de l'Afrique, en Amérique du Nord. Nous, nous avons exporté 60 000 personnes qui ont fait le Québec. C'est tout. Pour l'Afrique du Nord, nous n'avions pas de surplus humain, il a fallu faire appel à des Maltais, des Juifs, des Italiens, à quelques Alsaciens. La démographie explique bien des choses, finalement.

La langue française était la première, vous savez que maintenant, elle est la sixième langue européenne, à cause, en grande partie de cette évolution de la fécondité sur la très longue durée et c'est la dixième langue mondiale.

En Amérique, un chiffre pour vous montrer à quel point les choses ont joué, sur les deux Amériques, le français n'est parlé que par 2% des habitants, l'espagnol par 40%, l'anglais par 40%, le portugais par 18%. Les Portugais avaient des surplus démographiques qu'ils ont exporté et puis comme ils étaient les premiers occupants, ils ont imposé leur langue. Alors, sur le dernier millénaire, je vais vous donner quelques chiffres pour voir à quel point la France est un peu le grand perdant de l'histoire européenne depuis Christophe Colomb. Le nombre de locuteurs de français depuis Christophe Colomb a été multiplié par 7, seulement, sur le demi-millénaire écoulé. Le nombre de locuteurs anglais a été multiplié par 90. C'est lié à la différence de fécondité, avec ses conséquences en matière de migration, les hommes portent avec eux des mœurs, des langues, des traditions, des idées, tout un patrimoine et la langue fait partie de ce patrimoine, l'anglais a vu son nombre de locuteurs multiplié par 90, le portugais par 150, c'est vrai que le Portugal est un pays maritime, il est avantagé, le russe a vu son nombre de locuteurs multiplié par 50, l'espagnol par 40. La France est un pays qui a perdu sur toute la ligne. On est le grand perdant en matière d'évolution linguistique, de tous les grands pays européens.

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