La langue des affaires

Mercatique et éthique :
l’efficacité des manageurs

L'efficacité des manageurs, c’est-à-dire leur capacité à définir et à réaliser des objectifs, a de multiples fondements dont l’importance relative a subi une profonde mutation durant la dernière décennie.

La recherche des conditions de l’excellence avait, en effet, permis de montrer que l’écoute attentive et rigoureuse des besoins exprimés par les différents environnements, les différents publics de l’entreprise, constituait, avec le besoin d’accomplissement personnel et/ou collectif de l’entrepreneur, la règle de base de tout savoir entreprendre : c’est la mercatique entrepreneuriale, ou encore selon l’économiste d’entreprise américain Peter F. Drücker, la "conscience mercatique" de l’entreprise.

La qualité de la réponse apportée ne pouvait plus être enfermée dans la seule maîtrise des techniques de gestion ; elle devait tenir compte au moins de deux phénomènes :

- d’une part, le rôle accru des médias et des diverses formes de la communication ; il a provoqué une irruption du monde de l’entreprise dans la vie quotidienne, accompagnée par la diffusion massive des méthodes, des techniques, des savoir-faire des praticiens de l’entreprise, auprès du grand public ; ce cercle des initiés, avec un langage propre, s’est trouvé ainsi dépossédé de termes spécifiques qui n’ont pas eu le temps de se transformer en mots compris par tous. Citons les avatars du "marketing" dans les années 60, qui signifiait tout autant l’écoute du client (fondement de la notion rigoureuse de mercatique : arrêté du 18 février 1987 relatif à la terminologie économique et financière) que la manipulation de ce même client, ou encore le "sponsoring" qui mélangeait allègrement les actions de patronage, de mécénat et de parrainage (arrêté du 6 janvier 1989 relatif à la terminologie économique et financière). Que dire du "merchandising", du "bus mailing", du "vending", du "disketting", du "fixing"...

- d’autre part, l’existence d’une culture d’entreprise, nouveau paradigme des années 80 qui met en jeu les hommes dans l’entreprise, l’histoire de l’entreprise, les valeurs proclamées dans le projet d’entreprise et celles reconnues par chaque acteur dans l’entreprise. Une conséquence directe est ce retour de la morale, de l’éthique, ensemble de valeurs composantes de la culture d’une société, caractérisées pour Paul Fabra (I) parle "respect qu’on témoigne à autrui" ou encore, selon Jean Bernard (2),l’éthique c’est "l’âme en relation avec l’environnement". Combien d’entreprises françaises ont échoué à l’exportation par la simple ignorance de ce facteur ; refuser de pénétrer la culture (et donc la langue) de l’autre (entreprise, client ou consommateur), c’est mettre en œuvre une stratégie du type "faire un coup" sans lendemain : citons, a contrario, ces entreprises japonaises qui n’hésitent pas à faire séjourner leur personnel dans un pays étranger pendant plusieurs années, pour s’imprégner des cultures et en premier lieu de la langue, afin d’être là au moment propice quand une aubaine se présentera. Citons aussi la compagnie IBM qui, en 1955, a eu la sagesse de s’adresser au professeur Perret de la Sorbonne à Paris pour lui demander de bien vouloir rechercher un équivalent de "computer" correspondant à la culture française. Ordinateur fut proposé, et adopté immédiatement par IBM.

Cette exigence est encore plus forte quand il s’agit du maillage international d’entreprises. Oublier de marier les langues maternelles en se réfugiant dans la facilité purement illusoire du recours à une tierce langue, est une option qui grève gravement l’avenir : des exemples récents en Suède ou en Tchécoslovaquie sont déjà des preuves. Ainsi, pour aller vite on marie les cultures d’entreprise à travers une tierce langue : la langue véhiculaire (dont la nécessité est d’évidence) devient la langue d’approfondissement des cultures d’entreprise, des actions engagées, des contrats commerciaux ! Que d’incompréhension liées à ce recours à une tierce langue ; ainsi René Sieffert note (3) que le proverbe japonais "Tous les goûts sont dans la nature" était devenu, retraduit de l’américain : "le goût des orties"... N’est-ce pas pour cette raison qu’il a fallu attendre 1990 pour découvrir dans l’ouvrage japonais "Histoire de marchands de Saïkaku" (4), remarquablement traduit par René Sieffert directement en français, que le premier grand magasin (la première grande surface) n’était pas né avec le Bon Marché à Paris en 1852, mais en 1673 au Japon.

L’efficacité des manageurs dépend aussi des choix de politique générale :

- encourager l’apprentissage de deux langues étrangères est un facteur très positif à terme, mais il ne peut être suffisant. Il doit être accompagné par la volonté de maîtriser en permanence dans chaque langue maternelle les techniques et les concepts modernes nouveaux des affaires afin qu’ils soient bien compris et adaptés aux réalités de chaque pays. Par exemple le "raider", qui est un attaquant en France (arrêté du 6 janvier 1989 relatif à la terminologie économique et financière), est un prédateur aux États-Unis, ou encore le "marketing" qui peut être guerrier dans les pays anglo-saxons tandis qu’en France la mercatique ne peut être qu’à l’écoute et au service.

- apporter une clarification dans les espaces économiques, champs d’action des entreprises. François Perroux retenait trois critères pour les distinguer l’espace économique en tant que "contenu de plan", en tant que "champ de forces", en tant "qu’ensemble homogène". Ainsi, oublier que la langue est le critère le plus efficace pour définir l’espace économique francophone et francophile en tant qu’ensemble homogène est un handicap majeur encore trop souvent fréquent, renforcé par la règle bien connue des praticiens : "la technique suit la langue". Chacun a en mémoire de nombreux exemples : tel salon professionnel, telle présentation de la technologie française avec le recours unique, pour les documents d’information, à une tierce langue, alors que les entreprises concurrentes s’attachent à être comprises dans la (ou les) langue(s) maternelle(s) du pays d’accueil ( par exemple le valencien pour la région de Valence en Espagne).

Des stratégies fondées sur la maîtrise réciproque des langues maternelles commencent à se développer efficacement. Elles sont rendues possibles grâce à la remarquable productivité des Commissions de terminologie, et plus particulièrement celle du Ministère de l’Économie, des Finances et du Budget et celle de la Délégation générale à la langue française. Les termes de pointe naissent souvent à partir de termes étrangers, anglais en général, mais aussi japonais : ainsi le "kanban" (quelle transparence immédiate s’il avait été traduit par étiquette, son sens exact au Japon :l’étiquette fixée sur les petits chariots qui assurent le réapprovisionnement juste à temps), le "Kaizen" ou encore le récent "bunsha". Le succès peut être mesuré à travers la lecture ou l’écoute des médias (qui n’a repéré du publipostage, de la mercatique (5), du parrainage, des manageurs, du marchandisage et même de la stylique (6) pour design), l’observation des organigrammes d’entreprises (apparition de la direction mercatique ou du parrainage pour s’en tenir à ces deux exemples), le contenu des sujets des examens et des concours concernant l’économie et la gestion, la demande à l’APFA d’argumentaires par des entreprises pour convaincre ou tout simplement former leurs cadres internationaux à cette stratégie qui deviendra incontournable. Même les universitaires, au début réticents, admettent de plus en plus fréquemment que toute formation durable pour les affaires ne peut plus ignorer la précision dans le vocabulaire : HEC Montréal a montré l’exemple, suivie de près par HEC du Limbourg (HEC Paris finira bien par s’engager dans cette voie...) ainsi que par l’académie des sciences commerciales (dont la dernière édition du dictionnaire commercial contient plus de 100 termes non traduits avec une forte référence promotionnelle à la francophonie bien proche de la publicité mensongère).

Ainsi un grand nombre de responsables reconnaissent que la formule du philosophe français Condillac, "une science est d’abord une langue bien faite", se transpose dans le monde des affaires : le management prononcé à la française est d’abord une langue bien faite, c’est-à-dire une langue efficace, enthousiaste et rigoureuse assurant une meilleure communication et des échanges commerciaux accrus au sein et a l'extérieur de la francophonie.

Que serait une économie de marché qui verrait sa transparence atteinte par la pratique d’un vocabulaire d’initiés ? Ne rejoindrait-elle pas cette superbe observation du capitalisme caractérisé selon Fernand Braudel par la non communication et l’opacité, à l’image de ce conseil donné par un marchand hollandais à son collègue bordelais : "quand on ne tient pas secrets ses projets... il n’y a plus d’eau à boire" (7).

La vague d’intérêt pour une stratégie de la langue dans le monde des affaires est donc bien réelle ; en témoignent aussi :
- la 4ème réédition des "700 mots d’aujourd’hui pour les affaires" (24 000 exemplaires de cet "accordéon en carton glacé" vendus en 4 ans)
- les Journées du français des affaires :
1987 : Mercatique - management - francophonie ;
1989 : Euromercatique et francophonie ;
1990 : La langue des contrats dans l’Europe de 1993.
- l’engouement pour la toute jeune Coupe du français des affaires devenue en 1991 la Coupe francophone des affaires, le Mot d’Or.

Quels chemins d’avenir ?

L’approfondissement des ressources de la mercatique (écoute et adaptation / adéquation de l’offre aux besoins exprimés) combiné à la force de l’éthique (orientation de la culture d’entreprise vers plus d’attention aux différents publics de l’entreprise) ouvre de riches chemins d’avenir marqués par la fin de deux grands mythes :

- le mythe de la monolangue ou "l’illusion de la langue universelle" selon Claude Hagège ; le seul développement des techniques de traduction sous la forme de nouveaux "objets nomades" décrit par Jacques Attali (8) devrait le faire définitivement disparaître.

- le mythe du spontanéisme : les mots nouveaux doivent plaire spontanément ; ce mythe ne sera atteint que grâce à la mise en place d’une pédagogie du mot nouveau nécessaire qui reste pour l’essentiel à inventer. La série des millésimes du vocabulaire des affaires avec les crus 1987 et 1989 en constitue un embryon.

Les marchés perdus par les entreprises françaises qui avaient été prises au piège de ces mythes seront regagnés si la stratégie de reconquête n’est pas une stratégie de la facilité à court terme (un comble pour une stratégie !) et sans lendemain d’assimilation au modèle anglo-américain ou japonais, mais au contraire une stratégie de la difficulté, mais de la pérennité, qui place en son cœur les besoins des populations francophones et francophiles dont le ciment naturel est le mariage des langues et des cultures d’entreprise.

Vers les pays francophones, cette stratégie devrait permettre d’inventer ou simplement de faire émerger un savoir-entreprendre francophone centré sur le riche concept de la mercatique francophone, tandis que vers les pays francophiles il y aurait "nécessairement l’apprentissage de la richesse" selon l’expression de Madame Michèle Gendreau-Massaloux pour qui il ne peut pas y avoir de "querelles entre les langues". (9)

Toutes les stratégies d’entreprises sont ainsi concernées : locales, régionales et nationales pour la maîtrise dans la langue maternelle des concepts nouveaux des affaires ; francophones, européennes et mondiales pour la maîtrise supplémentaire de la langue (ou des langues) du pays d’accueil.

Sur ce chemin d’avenir devraient se rencontrer les manageurs efficaces de l’an 2000.

Jean-Marcel LAUGINIE
Président de l’association
"Actions pour Promouvoir le Français des Affaires"

(1) Le Monde des Affaires du 4 mars 1989
(2) Émission "Rue des entrepreneurs" du 2 février 1991
(3) "Éloge de l’ombre" de Tanizaki, traduit par René Sieffert, préface, page 15, aux Presses Orientalistes de France
(4) Presses Orientalistes de France
(5) Dès 1987 dans l’Expansion
(6) Dans des numéros récents de "Science et Vie économie"
(7) La dynamique du capitalisme- Éditions Flammarion, page 61
(8) Lignes d’horizon - Éditions Fayard
(9) Colloque du 23 mai 1989 à la Sorbonne : "Europe : 9 langues pour 12"

(Les Brèves - Lettre de la délégation générale à la langue française  - Dossier sur la langue des affaires - 2ème trimestre 1991)

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