LA VIE IMPOSSIBLE D’UN MOT MERVEILLEUX

par Loïc Depecker *

Je suis amoureux. D'une p'tite mère. La mercatique. Son histoire fait vibrer les cœurs, et ses tribulations rivalisent avec celles d’un Chinois en Chine. Belle mondaine me direz-vous. Cela fait quelques temps, il est vrai, que marketing cherchait sa chacune, puisque c’est en 1971 qu’une commission de terminologie des finances se pencha sur le terme marketing, dont la firme Citroën contribua à lancer la vogue en France... en 1938. En sortit mercatique, non sans qu’une commission voisine, celle du "vocabulaire pétrolier français scientifique, technique et professionnel" (ouf !) s’y fût intéressée. Résultat du forage : au moins marcatique, mercantique (qui fait soit mercantile, soit divin), et (convergence des esprits)… mercatique. Ladite commission des finances s’empara finalement du mot, et décida en 1973 de donner à mercatique les honneurs du Journal officiel. L’acte de baptême rédigé, il ne restait que la signature du ministre des Finances (et futur président de la République) pour que le terme sorte, comme un beau prototype, des cartons. La Providence, hélas, ne le voulut pas ainsi : par un hasard que seul le destin réserve aux grandes causes, des trois listes proposées à la signature du ministre, celle dans laquelle figurait mercatique fut victime d’une panne de stylo, alors que ses congénères passaient l’examen sans souci : capitaux fébriles pour hot money, crédit-bail pour leasing, redevance pour royalty, voire même - le mot date également de cette époque - publipostage pour mailing. C’est alors, pour notre jeune héroïne, un véritable purgatoire qui commence ; en 1975 se crée cependant à la CAMIF un "service d’études mercatiques" (le nom devient adjectif, c’est la classe), tandis que mercatique fait son entrée dans le Dictionnaire économique et financier de Bernard et Colli. Le mot lance même un clin d’œil sur la couverture de l’ouvrage Économie d’entreprise de Darbelet et Lauginie, qui intitulent leur deuxième partie Mercatique. Celle-ci va d’ailleurs bientôt à l'école, sa première rentrée officielle datant de 1979, année durant laquelle une rubrique Connaître la mercatique voit le jour dans le programme du brevet de technicien supérieur "Action commerciale". Et ainsi par petits sauts. Jusqu’à l’arrêté du 18 février 1987 relatif à l’enrichissement du vocabulaire économique et financier, qui lui rend pleinement hommage : ses nouveaux papas ont rendu grâce à la formation latine du mot, fait sur mercator (le marchand) et mercatus (le marché). Sans remonter si loin, ma voisine me fait remarquer qu’à Sarlat, si on ne parle pas encore tous les jours de mercaticien, (eh oui ! le spécialiste de la mercatique), on traduit bien, en occitan, "marché" par mercat: "Lo dissabte matin, lo monde van al mercat per far lurs afars e caquetar." Fort de son officialisation toute nouvelle, le mot frappe bientôt en pleine petite annonce, ce qui ne manque pas de courage : on y demandait un "spécialiste de la mercatique"... pour les services du Journal officiel, qui ont de la morale. Alors, mot fantôme ? Monstre du Loch Ness, serpent de mer ? Toujours est-il que, me lançant d’un bond sur Télérama, j’y découvre annoncé pour le 29 janvier 1991 à 14h30, sur FR3 : "Regards de femme (j’adore, NDLR) : émission en direct de FR3 Toulouse. Présentation : Aline Pailler. Avec Aude de Thuin, spécialiste en mercatique ("marketing" pour les franglicistes)..."

* Conseiller technique au Commissariat général de la langue française.

(Le Magazine de Digital, n° 91 de mars 1991)

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