TÉMOIGNAGES DE RESPONSABLES D'ENTREPRISES ET D'INSTITUTIONS :

intervention de Serge ADDA, Directeur général de Canal Horizon

Je ne vais pas intervenir du tout comme je l’avais prévu, étant donné que je suis très honoré de faire partie de votre assistance et d’avoir depuis tout à l’heure entendu plein d’exposés très scientifiques, et comme j’ai plusieurs casquettes et plusieurs vies antérieures avant une vie de chef d’entreprise dans un monde francophone aujourd’hui, je ne sais plus par quel bout commencer.

Ayant été enseignant à l’université à Paris, étant Tunisien donc connaissant un petit peu la Tunisie, étant par ailleurs directeur général d’une chaîne de télévision, on a beaucoup parlé de télévision, d’une télévision à péage donc, il y a des stratégies de mercatique ou de "marketing", je ne sais plus très bien comment vous dire et comment m’introduire dans cette séance. Alors je vais dire deux ou trois choses que je connais de l’entreprise, de la francophonie, et la défense de la langue française qui a été au centre des débats aujourd’hui.

L’universitaire que j’étais, mais j’étais sûrement très mauvais universitaire, et l’homme d’entreprise que je suis aujourd’hui comme directeur général de la filiale africaine, du volet africain de Canal Plus, n’a jamais entendu parler de mercatique. Peut-être je fais semblant mais j’exagère, j’appuie sur le trait, car je ne sais pas si c’est un travers, et je vais, c’est mon habitude être un peu provocateur, c’est le reflet des hommes de télévision qui parlent de "prime-time", et puis en plus je ne suis pas du tout angliciste et encore moins anglophile, donc ma situation est très paradoxale et j’adore cultiver les paradoxes.

Le problème qui se pose est-il vraiment d’essayer à tout prix d’inventer, de défendre une langue, à travers une réinvention des concepts, ou plutôt à travers une protection contre toute arrivée de termes étrangers ?

Je pense que c’est un combat nécessaire, mais s’il doit être mené seul, il est insuffisant. Il me semble que la force de la modernité aujourd’hui et des nouveaux modes de communication entre les hommes à travers le monde, c’est aussi les échanges. J’ai deux ou trois notions de russe, je crois que le russe a intégré beaucoup de mots français, et il en est de même du tchèque. Quand on parlait du roumain tout à l’heure, ou de certaines langues européennes slaves, et que dire du français qui a intégré des termes arabes, des termes espagnols ou italiens, et inversement. Alors cette histoire des langues, c’est très intéressant. Je trouve ça passionnant d’ailleurs, et il est important c’est vrai, face à une logique, un rouleau compresseur de domination de la langue anglaise à travers le monde, de trouver les formes d’une défense de la langue française.

Et je parlerai alors du deuxième aspect du problème en tant que chef d’entreprise, qui est précisément dans ce rayon-là, celui du développement, de l’enracinement et de la consolidation du développement de la langue française à travers le monde que je m’inscris. Néanmoins avec une conception, et j’étais très heureux d’entendre tout à l’heure le président Lauginie parler de la promotion de la langue française comme une promotion de plusieurs langues, car aujourd’hui, si on veut parler de francophonie. c’est d’une conception moderne de la francophonie qui est celle qui a été esquissée dans votre intervention tout à l’heure, qui est celle du véritable échange, du véritable respect des langues des différents pays, d’une véritable égalité dans les langues, quitte à ce que la langue française soit le véhicule ou un des véhicules de travail dans cet espace francophone, qui n’est pas spécialement, et ne doit plus être celui qui regroupe seulement celui des anciennes colonies, je crois qu’à ce moment-là peut-être sera-t-il plus facile de défendre la présence du français, et la présence française au sens positif du terme, d’une manière nouvelle.

Alors deux mots, je crois que je vais être très long encore, sur précisément quel type d’entreprises nous mettons en œuvre dans ce sens. Voilà donc un secteur, l’audiovisuel, qui est, qu’on le veuille ou non, et même si on y diffuse à travers les écrans des images d’autres pays, et donc des images dominantes comme on dit, puisque le cinéma américain est dominant à travers le monde, mais voilà l’audiovisuel, qui diffuse en langue française à travers le monde, est probablement l’un des outils fondamentaux de la consolidation des rapports des élites, car c’est ainsi qu’il faut parler, avec la France. Quel est le problème du monde francophone et de l’espace francophone ? C’est le risque de dérapage, et le risque de basculement de ce monde qui avait des relations traditionnelles avec la France, dans un autre monde, qui serait sous domination américaine.

Comment le monde des entreprises va-t-il faire en sorte que ce basculement ne se fasse pas ? Pour cela il faut probablement réinventer des pratiques. Ce n’est pas parce qu’on aura changé le terme de "marketing" par mercatique, qu’on aura spécialement créé une nouvelle pratique. Je pense que profondément, le respect précisément des cultures des autres, passe par une nouvelle conception des rapports, surtout avec les pays du sud, qui ne peut être que celui de l’espace francophone car il est porteur de valeurs, qui est celui du réel échange équilibré et du partenariat équilibré.

J’ai la chance, issu pourtant d’un pays du sud, de diriger une chaîne de télévision, où mon président, le président André Rousselet, lorsqu’il m’a demandé de prendre cette direction générale, m’avait dit deux choses : il est important lorsqu’on est dans ce secteur, surtout dans le domaine de la télévision, de tenir compte de l’autre, et donc vous avez en charge cette chaîne, et vous avez plein pouvoir pour monter une équipe indifféremment composée d’hommes du sud et du nord. Et je peux dire, je crois qu’on est la seule chaîne de télévision au monde, Canal Horizons, qui non seulement est de par son concept, un produit destiné au sud francophone, mais de par ses hommes, la seule chaîne de télévision au monde aussi métissée, puisque sur la cinquantaine de collaborateurs que j’ai, je retrouve onze nationalités, et probablement 40 % de non Français dans l’équipe. C’est important et décisif dans la pédagogie des projets.

La deuxième chose, c’est qu’à travers une chaîne de télévision à péage, sans financement public, sans recours à des subventions des États de diffusion, et nous diffusons depuis un an bientôt au Sénégal, et dans 15 jours nous commençons notre diffusion en Tunisie, et très bientôt en Côte d’Ivoire puis au Gabon, voilà donc comment nous allons créer, à travers ce mécanisme du péage, les éléments de réinvestissement dans le secteur culturel, en injectant des moyens importants dans la création de ces pays, dans le cinéma de ces pays, dans leur langue nationale, et en étant en même temps un vecteur de la diffusion d’images qui sont véhiculées à travers une langue qui est le français.

Vous voyez comme c’est compliqué, tout ça est paradoxal à monter. Tout cela pour pouvoir en même temps, car c’est là aussi je dirais, ce qui est à inventer dans notre espace francophone en terme de valeur au niveau de l’entreprise, en ayant ce que j’ai dit sur les langues, l’équilibre, en ayant en tête toujours le partenariat équilibré, et que ce partenariat équilibré doit être accompagné d’un autre volet que nous avons mis en place, qui est assez original, c’est que non seulement l’équipe centrale qui est à Paris, je n’ai pas le temps de développer comment fonctionne le système d’une chaîne de télévision par satellite, une cinquantaine de personnes à Paris fortement métissées, avec des sociétés dans chaque pays, où nous opérons des transferts de savoir-faire importants et de technologie de pointe, 55 personnes travaillent actuellement à Dakar, tous Sénégalais, 120 personnes sont en cours de recrutement et commenceront à travailler à partir du 7 novembre prochain à Tunis, mais en même temps en essayant de trouver les mécanismes d’une participation des gens du sud à la décision qui se prend au centre.

Ça aussi c’est peut-être une invention d’un nouveau type de rapports dans cet espace francophone, et que peut-être c’est un des seuls espaces où quelque chose de ce genre peut naître, puisque nous avons décidé avec le président Rousselet que le conseil d’administration de Canal Horizons à Paris soit composé pour moitié de présidents de nos filiales africaines, même si en termes de capital et de poids financier, leur poids n’est pas à cette hauteur dans cette société.

Donc je m’excuse, et je reviens à ce que j’ai dit au départ en plaisantant un peu et en essayant de provoquer, c’est très important qu’il y ait une réinvention et surtout une vigilance par rapport à la manière dont naissent les termes qui recoupent, souvent pas tout à fait d’ailleurs, des concepts.

Et j’ai peur seulement, et je vous le dis, c’est que ce débat ne doit pas être celui seulement de la terminologie, il doit être d’abord dans l’espace francophone celui de la défense d’un ensemble de valeurs qui existent dans l’ensemble de l’espace, qu’il soit au nord ou au sud.

INTERVENTION DE JACQUES CAMPET :

Ce n’est pas parce que je préside que je prends la parole ; non, je veux simplement dire à l’orateur qui a été très brillant que je ne partage pas tout à fait son point de vue dans la première phase de son exposé.

On ne défend pas la langue française, je n’aime pas que l’on dise que nous défendons, que nous protégeons la langue française ; moi, je ne suis pas là pour faire la police des mots dans le domaine économique et financier ; je récuse tout cela ; je dis que j’aide la langue, que nous aidons la langue à continuer à se développer, à ce qu’elle soit une langue vivante et non pas une langue qui, petit à petit, dépérisse.

L’interpénétration des langues, là aussi si vous voulez, c’est un petit peu un lieu commun ; bien sûr que nous avons le paquebot, que nous avons le wagon, que nous avons envoyé nos spécialités culinaires en Allemagne et ailleurs, bien sûr, mais il n’y avait pas une langue dominante comme l’anglo-américain à l’heure actuelle; vous avez des articles de théorie économique qu’on ne peut comprendre parce qu’on ne traduit pas le concept anglo-saxon dans un article en français ; dans le milieu bancaire, c’est la même chose, ce ne sont même pas les États-Unis, c’est Bretton-Woods, le FMI et la BIRD qui fabriquent tout un sabir que nous ne pouvons ou que nous ne voulons pas traduire ; donc, c’est cela maintenant qu’il faut faire, ce n’est pas une interprétation normale comme on faisait avant au 18ème ou au 19ème siècle, c’est parce ce que maintenant nous devons trouver nous-mêmes l’équivalent de ces néologismes ; alors "marketing", je ne veux pas que ça fasse tout de même le centre du débat ; pourquoi mercatique est important maintenant, il l’était en 73 quand Jean Fourastié et François Perroux avaient trouvé ce beau mot ; mais il n’avait pas été recommandé car ça faisait effectivement un peu passéiste de ne pas vouloir prendre ce terme avec cette phonique "marketingue" qui est plus, parait-il, performante que mercatique, nous on a des "ique", eux ils ont des "ingue" ; mais maintenant ce "marketing" fait 100 mots, 100 locutions, 100 ou 150, qui sont contraires au génie de la langue, on ne sait pas si on met l’adjectif devant, si on le met derrière, on a un "directeur de marketing", un "marketing directeur", "marketing manager", donc c’est pour ça, je pense, que maintenant il faudrait le reprendre et essayer de couper court à cette dérive.

Pour les autres langues voilà le bel exemple de Radio France Internationale : RFI parle en français, en bon français, sans sabir et sans pollution; mais RFI parle aussi dans toutes les autres langues et va parler de plus en plus dans les langues africaines.

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