CONSTRUIRE ET DIFFUSER LA LANGUE :

Intervention de Joël LÉAUTÉ, Secrétaire général de la Commission ministérielle de terminologie du ministère de l’Économie, des Finances et du Budget

Je voudrais parler tout simplement des travaux de notre commission de terminologie, vous dire comment nous créons la langue et comment nous essayons de la diffuser. Vous allez voir que c’est une œuvre extrêmement difficile, et lorsque Jean Favier disait tout à l’heure : "il ne faut pas imposer la langue, elle s’imprègne, elle s’imbibe dans le tissu linguistique normalement", je suis bien sûr de son avis. Je crois cependant que quelque fois, il est nécessaire d’aller au-delà de la simple attente de l’imprégnation de la langue. Il ne faut pas oublier que la première instruction, si l’on peut dire, qui a imposé l’emploi de la langue française, c’est une ordonnance de François 1er, l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539. C’est elle qui a imposé l’emploi de la langue française dans le langage des magistrats, dans toutes les circulaires, et également dans tous les textes administratifs. Donc c’est bien un acte d’autorité. J’y reviendrai tout à l’heure. Je voudrais simplement vous parler du travail des commissions de terminologie, et plus particulièrement de celle du ministère des finances dont je suis secrétaire général, vous dire comment elle fonctionne.

Tout d’abord, nous sommes un organisme, une institution à l’intérieur du ministère des finances, qui comprend des membres désignés par le ministre, mais ces membres ne font pas tous partie de l’administration des finances : nous avons également des universitaires et des représentants du monde des affaires. Toute personne qui souhaite s’associer à nos travaux fait l’objet d’abord, non pas d’un examen de passage, mais d’une période de tests en groupe de travail, et ensuite, peut être nommée par le ministre, par arrêté, membre à part entière de la commission de terminologie. Cette commission est composée de quatre groupes de travail : un groupe plus spécialisé dans les problèmes financiers, c’est-à-dire la banque et la bourse ; un groupe qui s’occupe de la comptabilité et de la fiscalité ; un groupe en charge du domaine des assurances ; enfin, un groupe qui s’occupe des techniques commerciales, présidé d’ailleurs par M. Lauginie.

Comment sommes-nous saisis ? Comment décidons-nous d’examiner tel ou tel vocable, tel ou tel terme ? II n’y a pas de règle. Si vous voulez, nous nous auto-saisissons d’un certain nombre de termes que nous pouvons découvrir dans la presse, dans les ouvrages économiques ou financiers, mais également, il peut s’agir de particuliers qui nous écrivent, d’institutions, de parlementaires. Ainsi, le ministre a été interpellé à la Chambre des députés, il y a quelques mois, par un parlementaire qui s’est élevé contre l’emploi d’un terme de plus en plus usité : le kilofranc, et qu’il estime tout à fait impropre dans la langue française. À la demande du ministre, et bien que ce terme soit déjà autorisé par l’Association française de normalisation (AFNOR), nous allons l’examiner, et lui donner une autorité officielle ou non. Je vous livre mon point de vue, sans vouloir influencer les membres de la commission, mais je pense que le terme kilofranc est un terme qui a sa place dans la langue française. Ce parlementaire considère que le préfixe kilo a désormais une connotation strictement pondérale, et c’est vrai que dans le français courant, lorsque vous achetez un kilo de quelque chose, vous ne dites pas j’achète, je demande "un kilogramme de...". Il n’en demeure pas moins que le terme kilo, qui veut dire mille, s’utilise bien en dehors de toute considération de poids, puisque vous le trouvez en kilowatt, kilomètre, kilojoule, et pourquoi pas kilofranc ? En plus, il aurait un autre avantage dans les abréviations statistiques, le million de francs se dit MF, et le milliers de francs se dit en principe également MF, mais l’on trouve de plus en plus souvent la désignation KF qui elle est dépourvue de toute ambiguïté. Il y aurait donc un avantage considérable à régulariser, à officialiser et à généraliser l’emploi de ce terme.

Ensuite, lorsque les membres des groupes de travail ont étudié chacun de leur côté, quand je dis chacun de leur côté, c’est bien souvent après avoir saisi de nombreuses instances linguistiques de leurs connaissances, ou que nous leur conseillons de consulter, ils reviennent en séance de travail avec leurs définitions, leurs explications et les néologismes qu’ils estiment mieux correspondre à nos constructions syntaxiques et qu’ils souhaitent voir employer à la place du terme ou de la locution anglo-saxonne (ou autre) qui est en train de s’introduire dans la langue française. Ainsi, les néologismes et leurs définitions sont élaborés en groupe de travail, mais c’est en séance plénière qu’ils sont validés par la commission de terminologie. Le parcours du combattant est encore loin d’être terminé : en effet, après cette validation, nous réunissons un panel de journalistes de la presse économique et financière, auxquels nous soumettons le résultat de nos travaux. Nous attachons toujours une grande importance à leurs observations, à leurs réactions d’hommes de terrain parce que ce sont eux qui seront parmi les premiers utilisateurs de nos travaux. Et, par la suite, uniquement par la suite, lorsque nous avons fait une dernière réunion au niveau de la commission de terminologie, nous adressons nos ultimes propositions à la Délégation générale à la langue française, qui, elle, avant de valider à son tour les termes, saisit à nouveau le Conseil international de la langue française (CILF), l’Académie française, et nos partenaires francophones. Et, lorsque nous avons recueilli tous ces avis, nous nous réunissons une dernière fois pour décider de la meilleure définition à retenir. J’ai un exemple en tête. Le terme anglo-saxon fréquemment utilisé dans les supermarchés pour désigner la présentation de produits sur les rayonnages de façon importante ou encore en tête de gondole est le "facing". Ce terme a été traduit par le nom masculin "frontal". C’est un terme qui est désormais consacré depuis le dernier arrêté du 30 septembre, et nos amis canadiens nous ont dit que ce terme devait pouvoir également se dire au féminin. Nous l’avons admis, l’Académie française l’a admis, et nous pourrons dire le frontal ou la frontale. Ceci, c’était pour vous expliquer très simplement le circuit des mots.

J’en viens maintenant à la diffusion des mots que nous créons. La première chose que je voudrais vous dire, c’est que ce n’est pas évident. Pourquoi ? Chaque arrêté de terminologie, dans son article premier, prévoit bien que : "les termes et expressions inscrits en annexe un du présent arrêté sont approuvés. Ils doivent être obligatoirement utilisés dès la publication du présent arrêté, dans les décrets, les arrêtés, les circulaires, les correspondances et documents émanant des administrations, des services et établissements de l’État", etc. Le texte dit qu’ils doivent être obligatoirement utilisés. Il y a donc bien une obligation, mais il n’y a aucune sanction, peut-être parce que l’on considère que la diffusion doit se faire de façon progressive et non sous la contrainte. De mon point de vue, ce n’est pas la meilleure façon de faire entrer les néologismes dans la langue française. Cela étant, dans l’immédiat, il n’est pas envisagé de modifier cette formulation dans les prochains arrêtés. Alors, que nous reste-t-il ? En premier lieu, il nous reste la force de l’exemple, et cette force de l’exemple, elle peut s’exercer de diverses façons. Le premier exemple, c’est celui que doit donner notre administration en utilisant de façon absolument prioritaire, la totalité de la terminologie qu’elle a elle-même créée : la reprise de ses propres termes se fera naturellement par l’intermédiaire de tous ceux qui véhiculent les informations qu’elle diffuse. J’en apporte l’illustration : vous aviez, il y a encore quelques années, les statistiques du commerce extérieur, qui s’exprimaient en valeur FOB : "free on board" ; depuis quelques années, nous avons remplacé ce terme par le terme FAB : "franco à bord". Le terme FOB a totalement disparu de la langue française pour la simple raison suivante : les statistiques du commerce extérieur sont diffusées par la Direction générale des douanes, et les douanes dans toutes leurs statistiques, désormais utilisent le terme FAB. La presse, les écoles, les éditeurs d’ouvrages scolaires ou universitaires, lorsqu’ils reproduisent les statistiques, reproduisent bien entendu les termes qui accompagnent nos différents tableaux et nos différentes informations. Voilà une modalité fort simple et non coercitive qui contribue à diffuser les termes que nous créons. Un autre moyen, je parle toujours d’exemple, c’est la puissance éditoriale du ministère des finances. Une enquête vient d’être faite à ce sujet il y a quelques mois, et nous en avons les résultats.

Le ministère des finances édite 540 millions de pages par an. Le calcul est simple, cela donne 25 pages par ménage et par an en moyenne. Vous imaginez le poids que représente un tel éditeur dans la diffusion de la langue. Pour l’instant, nous utilisons surtout cette force de l’exemple et cette puissance éditoriale du ministère des finances pour faire passer les termes que nous créons. Une autre voie, c’est l’information directe faite auprès des médias, de nos créations terminologiques. Par exemple, aujourd’hui, 1 200 journalistes accrédités au ministère des finances vont recevoir le texte de l’arrêté de terminologie dont vous venez d’avoir la primeur. Ces textes seront plus ou moins commentés, mais la cible est double puisque nous cherchons autant à atteindre les journalistes, nos "porte paroles", ici porte mots, auprès des lecteurs, objectif final mais pas forcément immédiat. À. travers le rôle de la presse, nous essayons d’atteindre le plus grand nombre, mais seulement à plus ou moins long terme.

Enfin, il y a une autre voie que nous envisageons d’utiliser, et là je vais vous en livrer la primeur également. Je vous ai parlé de la puissance éditoriale du ministère des finances. L’autorisation de reproduction des textes et des statistiques et études qui sont produites par le ministère des finances est accordée, bien entendu, sans aucune contrepartie. Nous demandons simplement qu’il soit fait référence au ministère d’origine. Au cours d’une récente réunion de rédaction d’une de nos revues "Les Notes bleues", nous avons pris la décision d’assortir ces autorisations de reprise (qui continueront à être accordées de façon la plus large possible) d’une condition : nous demanderons aux éditeurs scolaires et universitaires d’utiliser de façon systématique les mots dont l’usage a été prescrit par les arrêtés de terminologie. Et, pour ce faire, nous allons nous fonder sur le texte même des arrêtés dont je vous ai rappelé l’article premier, il y a quelques instants. Car, ce que je ne vous ai pas dit, c’est que l’obligation d’utiliser les termes et expressions officielles s’applique aussi, et là je cite à nouveau l’arrêté, aux : "ouvrages d’enseignement, de formation ou de recherche utilisés dans les établissements, institutions ou organismes dépendant de l’État, placés sous son autorité ou soumis à son contrôle". Nous envisageons donc d’abord de faire une campagne d’information auprès des éditeurs scolaires et universitaires. Il est certain que, pour illustrer leurs ouvrages, les éditeurs ont besoin des données dont seul dispose le ministère de l’économie et des finances. Mais, en contrepartie, il n’est pas normal que nous cautionnions des ouvrages totalement illisibles, parce qu’utilisant des termes inintelligibles dans la langue française, sans un effort de traduction. Et je dirais : nous allons commencer par nous-mêmes, parce que nos propres écoles, les écoles financières, elle aussi, utilisent des termes ou plus exactement n’utilisent pas systématiquement les termes prescrits par nos arrêtés de terminologie. Nous commencerons donc par balayer devant notre porte. Et quand nous aurons mené notre campagne auprès des éditeurs scolaires et universitaires, il n’est pas exclu que, dans un second temps, nous décidions de ne plus donner d’autorisation de reproduction aux éditeurs qui se refuseront à employer la terminologie officielle. Cela vous paraît peut-être un peu autoritaire, mais je crois que de temps en temps, il faut savoir faire preuve d’autorité pour imposer la langue.

Je vous parlais tout à l’heure de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, je terminerai mon propos en vous citant un autre exemple. Lorsque du Bellay a écrit sa "Défense et illustration de la langue françoise", il était accompagné comme vous le savez, au départ, de Ronsard et d’Antoine de Baïf. Lorsqu’ils ont créé leur petit groupe de travail qui s’est retrouvé au Collège de Coqueret, avant de s’appeler "La Pléïade", ils s’appelaient "La brigade". N’y a t-il pas là, la marque d’une certaine autorité dans la dénomination choisie à l’origine par ces illustres défenseurs de la langue française ? J’en terminerai là.

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