Allocution de M. Stélio FARANDJIS,
Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie


Le français n’est pas seulement la langue de France comme vous le savez, il est la langue des Francophones qui sont nombreux de par le monde, et il est surtout langue nationale, usuelle ou officielle dans une quarantaine de pays dans le monde. Une autre considération toute simple doit également être formulée : le français n’est pas seulement la langue de la littérature (ce qui est déjà beaucoup), mais la langue des sciences et la langue de l’économie. Il faut toujours se méfier de ce qui pourrait apparaître, de près ou de loin, comme un "Yalta linguistique". "Le vice rend des hommages à la vertu", dit-on, c’est ce qui me rend très réservé devant les coups de chapeau, mais des coups de chapeau empoisonnés, à la langue française, langue, par excellence, des belles-lettres ; car l’implicite serait bien entendu que cette langue démodée se verrait interdire le domaine scientifique, technologique ou économique. Il faut exclure tout ce qui pourrait empêcher une langue d’être une langue de plein statut. Ayant participé à la naissance de cette communauté, qui, en février 86, a tenu pour la première fois dans l’histoire, son Sommet des Chefs d’État et de Gouvernement (venus de 40 pays ayant en commun l’usage du français), je peux vous dire que si les préoccupations linguistiques ou culturelles restent toujours présentes à mon esprit, les préoccupations économiques, scientifiques ou technologiques sont tout à fait prioritaires. Autrement dit, il faut absolument éviter toute schizophrénie, toute dichotomie, toute séparation entre la sphère dite culturelle et la sphère moderne (économique, technologique...). Voilà pourquoi j’apprécie particulièrement, je ne suis pas le seul, l’activité de Jean Marcel Lauginie qui, avec un courage, une ténacité à toute épreuve s’acharne à promouvoir son action avec une pédagogie exemplaire et qui, en même temps déploie un sens remarquable des relations publiques.

En effet, je peux en témoigner, Jean Marcel Lauginie a réussi à sensibiliser les milieux économiques de plus en plus nombreux, de plus en plus larges. On ne peut pas séparer les préoccupations économiques des préoccupations linguistiques, l’action de Jean Marcel Lauginie a beaucoup contribué à le montrer.

Je n’aborderai pas ici, cela nous entraînerait trop loin, le fait commercial en tant que tel : lorsque l’on vend une marchandise, on ne vend pas seulement une marchandise, on vend aussi du mythe, de l’image ou du rêve quelquefois. Je veux me borner à aborder un seul aspect qui est propre, je le pense sincèrement, à la langue française : le souci de la rigueur dans les échanges. Pourquoi la France combat-elle au niveau de l’Europe ? (Je viens d’apprendre que le Président François Mitterrand a décidé de réunir à Paris, c’est une très grande nouvelle, non seulement tous les Chefs d’État de la Communauté européenne, mais également ceux de la Communauté arabe), parce que la France combat pour un monde multipolaire et organisé. Ce monde équilibré ne peut admettre, par exemple, le fait qu’une monnaie soit à la fois une monnaie nationale et internationale, ce qui crée une confusion intolérable. Il convient en effet de distinguer entre des entités et des étalons internationaux.

L’étalon international dans les échanges intellectuels c’est la Raison avec un grand R qui est universelle, même si, comme disait Jean Jacques Rousseau : "L’esprit appartient à chaque peuple". Par conséquent il faut, dans les échanges linguistiques comme dans les échanges monétaires, des concepts rigoureux et transparents. Je le disais à Moscou, au cours d’une réunion qui a eu lieu il y a quelques années de cela dans le cadre d’une grande délégation de trois cents personnalités visitant l’Union soviétique en plein changement, je le disais à des économistes soviétiques, il faut que vous ouvriez vos revues économiques à tous les horizons de la critique économique ou de la science économique de manière à ce que les concepts puissent devenir chez vous des concepts de vérité, des concepts passés au tamis de la critique internationale ; sinon un concept qui n’est pas pertinent ou judicieux pour un autre interlocuteur n’est pas un concept opératoire.

Voilà pourquoi dans les échanges, que ces échanges soient monétaires ou qu’ils soient linguistiques, il faut un très grand respect de l’interlocuteur et les mots qui flottent, qui sont lâches, qui sont d’une polysémie infinie, finissent par bloquer le développement de la pensée scientifique ou de la pensée économique. Il y a 6 ans de cela, l’Université de Philadelphie a fait une enquête et tiré la sonnette d’alarme en disant qu’il faut organiser une défense de la langue, la langue américaine, tant les confusions et les divergences sémantiques sont devenues insupportables. Les Américains n’ont en effet aucune législation, aucune tradition interventionniste en matière linguistique.

Entre le cœur des villes et les faubourgs des villes, entre les États, entre les couches sociales, tel ou tel mot finalement finit par ne rien signifier à force de vouloir tout signifier. Voilà ce que disait cette enquête. La rigueur sémantique est donc aussi indispensable que la rigueur dans les échanges économiques ou monétaires. Cette rigueur nécessaire ne signifie pas fixité, il faut bien que la langue évolue et ce n’est pas mon ami Bernard Cerquiglini, Délégué général à la langue française, qui me contredira, j’en suis sûr, là dessus ; il connaît ces questions-là mieux que moi-même. Une langue vit, et par conséquent, les concepts nouveaux, les réalités nouvelles doivent être nommés ; mais il faut à tout moment qu’il y ait une honnêteté fondamentale, il faut qu’il y ait une bonne foi fondamentale, il faut qu’il y ait une intercompréhension. Pendant soixante ans, à la fin du VIème siècle et au début du Vème siècle avant Jésus-Christ, des poètes, des philosophes, des rhétoriciens ont travaillé pour que les concepts de la langue grecque signifient des choses précises. Pendant plusieurs siècles, et notamment au cours du XVIIème et du XVème siècles, il en a été de même en France, et pas seulement dans les milieux strictement philosophiques.

Il faut donc louer l’œuvre accomplie par Jean Marcel Lauginie ; grâce à lui, des hommes de pédagogie et des hommes de l’économie se sont rencontrés autour de la même préoccupation. Dans les salons littéraires du XVIIIème siècle, chez Madame Geoffrin, Madame du Deffant, les gens d’esprit et de bonne compagnie passaient leur temps à interpeller les philosophes qui étaient là, les hommes de lettres qui étaient là, les savants qui étaient là, pour leur dire : "dans quel sens entendez-vous ce mot ? ". La rigueur et l’hygiène sémantique sont nécessaires ; il s’agit d’honnêteté fondamentale dans le commerce social ; il n’y a pas de commerce social qui soit vrai, qui soit enrichissant s’il n'y a pas une très grande discipline sémantique, une honnêteté au sens fort du terme, au sens où l’on parlait d’honnête homme.

Il faut aussi féliciter I’APFA pour une autre raison : très rapidement, elle a pris la dimension internationale de la Francophonie en prenant en compte la Communauté francophone internationale et en prenant l’attache des milieux économiques des pays qui ne sont pas francophones mais où il y a des chambres de commerce françaises à l’étranger.

Je vous assure, contrairement à ce que l’ont dit, que des étrangers, lorsqu’ils ne sont pas francophones, sont très peinés de voir arriver des Francophones qui s’expriment dans un charabia affreux. Un homme d’affaires français qui commerce avec un pays arabe doit parler très correctement l’anglais (ne nous faisons pas d’illusions, soyons très réaliste) ou un très bon français et si possible l’arabe. Aujourd’hui, défendre le français, défendre l’anglais, la langue anglaise, la langue arabe, c’est défendre aussi toutes les langues du monde. C’est dans cet esprit que nous combattons pour un français langue des affaires qui soit riche, pertinent, moderne, nouveau, qui embrasse les concepts les plus récents. Je discute souvent avec des spécialistes du droit international qui disent et répètent que la résolution 242 des Nations Unies sur les territoires occupés est plus précise en français. On m’a dit la même chose aussi dans certains milieux économiques non francophones, pour "marge brute d’autofinancement".

Donc, il y a des économistes français qui ont forgé les concepts, pertinents, précis, rigoureux. Ce serait vraiment dommageable que nous sacrifiions nos diverses langues car, comme dans la littérature, dans l’économie, dans la politique et dans d’autres domaines, la pluralité des langues, le respect de toutes les langues finalement retentit sur les autres langues ; plus on sera précis et plus on voudra enrichir la langue française, plus nos amis anglophones nous en seront reconnaissants, et il en sera de même pour les locuteurs des autres aires linguistiques, car nous apporterons, chacun, quelque chose de plus qui fait réfléchir les autres.

Donc il faut féliciter Jean Marcel Lauginie et il faut féliciter les lauréats.

Il me reste à vous demander de m’excuser d’avoir été trop long et de ne pas avoir obéi à un précepte congolais que mon ami le grand écrivain congolais, Sony Labou Tansi répète constamment: "Quand tu parles, aies pitié de ceux qui t’écoutent". Je veux absolument, du fond du cœur, vous dire à vous toutes et à vous tous que vous créez un événement: cette affirmation de cette réalité français langue des affaires est un événement de civilisation, pas seulement un événement linguistique, pas seulement un événement dans l’ordre économique.

Et vraiment du fond du cœur, je veux remercier l’activité inlassable de Jean Marcel Lauginie. Je suis sûr qu’elle sera de plus en plus fertile et féconde, et je tiens à féliciter du fond du cœur les lauréats de cette Coupe francophone du Français des Affaires, artisans d’une civilisation plurilingue et unitaire, moderne et humaniste.

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